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CRITON. — 6° dialogue philosophique entre eudoxe et ariste.

posant à compter de grands nombres composés eux-mêmes de grands nombres, n’est-il pas nécessaire qu’elle soit éblouie et comme aveuglée par ces unités encore mal ordonnées, et qu’elle s’irrite d’avoir été réveillée pour entendre un langage incompréhensible ?

Ariste. — Comment cela n’arriverait-il pas ?

Eudoxe. — Mais quoi, si, suivant la vraie méthode, je la conduis peu à peu jusqu’à ces nombres-là à travers les intermédiaires nécessaires, ne me suivra-t-elle pas maintenant avec joie et confiance, toute surprise de cette puissance inconnue qu’elle découvre en elle-même ?

Ariste. — Il n’en saurait être autrement.

Eudoxe. — Pourvu toutefois que je l’encourage, que je prenne bien garde, si elle se fatigue ou si elle vient à trébucher, de la ramener aux nombres qui précèdent, et s’il le faut aux plus simples, afin de lui rendre toute sa confiance en elle-même ?

Ariste. — Oui, c’est tout à fait ainsi que l’on apprend aux enfants l’arithmétique.

Eudoxe. — Oui, mais le merveilleux, c’est ques c’est ainsi qu’on apprend la musique aux oreilles des enfants.

Ariste. — Voilà assurément des oreilles intelligentes.

Eudoxe. — Vous ne sauriez mieux dire, Ariste, à quel point la musique réconcilie en quelque sorte l’âme et le corps, où, si vous voulez, le comprendre et le sentir.

Ariste. — J’admire comment, ainsi qu’Orphée avec sa lyre, vous descendez, guidé par la musique, jusqu’aux abîmes les plus ténébreux de l’âme. Je crains toutefois que cette Eurydice que vous ramenez s’évanouisse soudain, si nous venons à la regarder. Car enfin compter des nombres est une chose, sentir en est une autre. Je puis vous accorder que tout se passe dans la musique comme si la pensée, lorsqu’elle sent un son, connaissait, nombrait et comparait les vibrations qui frappent l’oreille, mais je nie qu’il en soit ainsi. Les sons et les nombres sont deux mondes différents, de même que tels mouvements et telle nuance de la lumière sont deux mondes différents. Les nombres et les mouvements traduisent, expliquent même si vous voulez, nos sensations : ils ne leur ressemblent pas du tout. J’en appelle, Eudoxe, au témoignage de votre conscience.

Eudoxe. — Je vois ce que vous demandez de plus. Vous exigez que je vous montre la connaissance mesurée des vibrations se transformant peu à peu en son pour vous-même, en vous ?