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CRITON.6o dialogue philosophique entre eudoxe et ariste.

Eudoxe. — Nous dirons qu’on peut apprendre à percevoir la couleur et à percevoir le son, c’est-à-dire à apprécier d’après eux certaines grandeurs et certaines durées ?

Ariste. — Nous le dirons aussi, et cela, c’est encore penser.

Eudoxe. — Mais nous dirons qu’on ne peut en aucune manière apprendre à sentir la couleur ou le son.

Ariste. — Il me semble que nous le dirons.

Eudoxe. — C’est-à-dire que jamais un homme n’a appris à distinguer deux couleurs qu’il confondait auparavant en une seule.

Ariste. — Nous le dirons.

Eudoxe. — Que penser maintenant du teinturier et de son apprenti ?

Ariste. — Que voulez-vous dire ?

Eudoxe. — Qu’en penser, sinon que l’apprenti ne deviendra jamais plus habile à distinguer les couleurs qu’il n’était lorsqu’il a commencé à les manier.

Ariste. — Il faudra aller jusqu’à dire cela.

Eudoxe. — Il faudra dire bien plus ; il faudra dire qu’il ne deviendra jamais plus habile à discerner les couleurs qu’il ne l’était le jour où il est né.

Ariste. — Cela semble difficile à admettre.

Eudoxe. — Il faudra dire aussi qu’aucun homme n’apprend à mieux discerner deux sons très voisins l’un de l’autre soit par la hauteur soit par le timbre.

Ariste. — Laissez-moi respirer, Eudoxe ; car je vois bien que m’ayant déjà fait mal voir des teinturiers, vous allez me brouiller avec les accordeurs de lyres. Assurément oui, j’accorderai qu’on apprend à sentir, mais je dirai que cet apprentissage concerne les organes, et non la pensée ; c’est l’œil qui apprend à discerner les couleurs, et c’est l’oreille qui apprend à discerner les sons.

Eudoxe. — Je ne vous chasserai pas de ces nouveaux retranchements, voulant seulement vous faire voir la ressemblance qu’il a sur ce point entre penser et sentir.

Ariste. — Quelle ressemblance ?

Eudoxe. — Que l’on peut apprendre l’un et l’autre.

Ariste. — Par des moyens différents.

Eudoxe. — Sont-ils si différents que vous le croyez ? Pour moi je pense qu’on arrivera fort aisément à discerner de nouvelles couleurs en allant de l’inconnu au connu, c’est-à-dire en les composant de couleurs