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H. POINCARÉ. L’ESPACE ET SES TROIS DIMENSIONS.

On s’arrêtera d’abord quand on arrivera à un objet qui tombe sous nos sens ou que nous pouvons nous représenter ; la définition deviendra alors inutile, on ne définit pas le mouton à un enfant, on lui dit : voici un mouton.

Et alors nous devons nous demander s’il est possible de se représenter un point de l’espace. Ceux qui répondent oui ne réfléchissent pas qu’ils se représentent en réalité un point blanc fait avec la craie sur un tableau noir ou un point noir fait avec la plume sur un papier blanc, et qu’ils ne peuvent se représenter qu’un objet ou mieux les impressions que cet objet ferait sur leurs sens.

Quand ils cherchent à se représenter un point, ils se représentent les impressions que leur feraient éprouver des objets très petits. Il est inutile d’ajouter que deux objets différents, quoique l’un et l’autre très petits, pourront produire des impressions extrêmement différentes, mais je n’insiste pas sur cette difficulté qui exigerait pourtant quelque discussion.

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; il ne suffit pas de se représenter un point, il faut se représenter tel point et avoir le moyen de le distinguer d’un autre point. Et en effet, pour que nous puissions appliquer à un continu la règle que j’ai exposée plus haut et par laquelle on peut reconnaître le nombre de ses dimensions, et nous devons nous appuyer sur ce fait que deux éléments de ce continu tantôt peuvent et tantôt ne peuvent pas être discernés. Il faut donc que nous sachions dans certains cas nous représenter tel élément et le distinguer d’un autre élément.

La question est de savoir si le point que je me représentais il y a une heure, est le même que celui que je me représente maintenant ou si c’est un point différent. En d’autres termes, comment savons-nous si le point occupé par l’objet à l’instant α est le même que le point occupé par l’objet à l’instant β, ou mieux encore, qu’est-ce que cela veut dire ?

Je suis assis dans ma chambre, un objet est posé sur ma table ; je ne bouge pas pendant une seconde, personne ne touche à l’objet ; je suis tenté de dire que le point qu’occupait cet objet au début de cette seconde est identique au point qu’il occupe à la fin ; pas du tout : du point au point il y a 30 kilomètres, car l’objet a été entraîné dans le mouvement de la Terre. Nous ne pourrons savoir si un objet, très petit ou non, n’a pas changé de position absolue dans l’espace, et non seulement nous ne pouvons l’affirmer, mais