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H. POINCARÉ. L’ESPACE ET SES TROIS DIMENSIONS.

convenable, transformer un thermomètre non gradué soit en thermomètre Fahrenheit, soit en thermomètre Réaumur.

Et alors une question se pose : ce continuum amorphe, que notre analyse a laissé subsister, n’est-il pas une forme imposée à notre sensibilité ? Nous aurions élargi la prison dans laquelle cette sensibilité est enfermée, mais ce serait toujours une prison.

Ce continu possède un certain nombre de propriétés, exemptes de toute idée de mesure. L’étude de ces propriétés est l’objet d’une science qui a été cultivée par plusieurs grands géomètres et en particulier par Riemann et Betti et qui a reçu le nom d’Analysis Sitûs. Dans cette science, on fait abstraction de toute idée quantitative et par exemple, si on constate que sur une ligne le point est entre les points et , on se contentera de cette constatation et on ne s’inquiétera pas de savoir si la ligne est droite ou courbe, ni si la longueur est égale à la longueur , ou si elle est deux fois plus grande.

Les théorèmes de l’Analysis Sitûs ont donc ceci de particulier qu’ils resteraient vrais si les figures étaient copiées par un dessinateur malhabile qui altérerait grossièrement toutes les proportions et remplacerait les droites par des lignes plus ou moins sinueuses. En termes mathématiques, ils ne sont pas altérés par une « transformation ponctuelle » quelconque. On a dit souvent que la géométrie métrique était quantitative, tandis que la géométrie projective était purement qualitative ; cela n’est pas tout à fait vrai : ce qui distingue la droite des autres lignes, ce sont encore des propriétés qui restent quantitatives à certains égards. La véritable géométrie qualitative c’est donc l’Analysis Sitûs.

Les mêmes questions qui se posaient à propos des vérités de la géométrie euclidienne, se posent de nouveau à propos des théorèmes de l’Analysis Sitûs. Peuvent-ils être obtenus par un raisonnement déductif ? Sont-ce des conventions déguisées ? Sont-ce des vérités expérimentales ? Sont-ils les caractères d’une forme imposée soit à notre sensibilité, soit à notre entendement ?

Je veux simplement observer que les deux dernières solutions s’excluent, ce dont tout le monde ne s’est pas toujours bien rendu compte. Nous ne pouvons pas admettre à la fois qu’il est impossible d’imaginer l’espace à quatre dimensions et que l’expérience nous démontre que l’espace a trois dimensions. L’expérimentateur pose à la nature une interrogation : est-ce ceci ou cela ? et il ne peut la