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à son cheval, du bouvier à ses bœufs, du pâtre à ses brebis, seraient des liens sociaux en ce sens. Et, si on la développe en la précisant, il se trouve qu’elle implique l’imitation. La société vraie prend naissance, nous dit-on, avec les institutions fondamentales dont elle ne saurait se passer, à partir du moment où, parmi les individus attroupés, s’est formée « la croyance qu’un groupement social stable est propre à nous procurer plus de plaisir et moins de douleur qu’un groupement social instable ou que l’absence de tout groupement social ». Mais comment cette croyance s’est-elle formée et s’est-elle répandue parmi les membres du groupe, si ce n’est par l’action suggestive de l’un d’eux, éclairé lui-même par l’expérience et un génie supérieur ? Quelle chose plus lente à s’établir et à se répandre qu’une croyance pareille, encore bien mal assise dans certaines couches remuantes des nations modernes !

Avec beaucoup de pénétration, M. Berthelot observe que mes recherches sur l’imitation aboutissent à mettre en lumière le rôle prépondérant de la logique dans la formation des sociétés, dans la constitution d’une sociologie pure. J’ai signalé moi-même cette conséquence et dans mes Transformations du Droit, dont il s’agit, et dans plusieurs articles de la Revue philosophique, sans parler de mes Lois de l’imitation. Le malheur est qu’un traité de logique sociale, où seraient formulées les lois de l’enchaînement des inventions, est une œuvre plus facile à concevoir qu’à exécuter. L’esquisser un jour, grosso modo, est ma seule prétention. — Mais en quoi la théorie des « inventions sociales nécessaires », que j’admets aussi, et que j’ai désignées expressément quelque part sous le nom de « catégories de la logique sociale », contredit-elle ou infirme-t-elle mes idées sur l’imitation ? Elle les complète purement et simplement. L’étude de l’imitation montre comment se tissent, par une répétition de mailles similaires, les étoffes dont la société est faite ; l’étude de la logique sociale montre comment ces étoffes sont taillées et cousues et doivent l’être. En langage naturaliste, l’une est l’histologie, l’autre la physiologie des sociétés. — Ces inventions sociales, ou plutôt ces agrégats d’innombrables inventions, qu’on appelle une langue, une religion, un gouvernement, un noyau d’industries élémentaires, une morale rudimentaire, sont logiquement nécessaires, je le sais et je l’ai dit. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est seulement du jour où chacune des inventions composantes — un mot, un rite, une institution, un procédé de fabrication, une idée morale — s’est propagée imitativement, qu’elle est devenue chose sociale. L’inventeur d’une langue non parlée, d’un volapück encore inédit, n’intéresse en rien la sociologie.

En outre, demandez-vous pourquoi certaines inventions sont nécessaires. Elles le sont, d’abord — ceci s’applique exclusivement ou principalement aux inventions industrielles fondamentales, — parce qu’elles répondent à des problèmes impérieusement posés par les besoins immédiats de l’organisme humain, à peu près les mêmes en toute race ; et en cela la similitude, toujours vague quand elle est spontanée, de ces inventions, s’explique par l’hérédité, non par l’imitation. Encore faut-il remarquer que, pour être la meilleure réponse possible à ces problèmes, ces inventions doivent attendre qu’ils se posent en termes précis, et dès lors variables d’un peuple