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la géométrie générale ; non, si on le considère comme l’espace absolu de la géométrie non euclidienne.

Reste à savoir laquelle de ces deux géométries est applicable à notre monde, et auquel de ces deux points de vue doit se placer le philosophe qui veut se rendre compte des propriétés de notre espace. La réponse ne saurait être douteuse. Nous vivons dans un espace à trois dimensions, réel ou non, dont il nous est impossible de sortir ; il est pour nous l’espace total et unique, hors duquel nous ne pouvons en imaginer d’autres. Or cet espace a une courbure donnée, nulle ou non : si elle n’est pas nulle, la majoration des figures y est impossible. Peu importe que cette courbure varie avec le temps, comme l’a supposé M. Calinon : à chaque instant, le rayon de courbure de l’espace a une valeur unique, finie et déterminée, qui détermine la grandeur absolue de toutes les figures : il ne peut donc y coexister de figures semblables. Sans doute, comme l’objecte M. Lechalas, on pourrait majorer une figure de notre espace en la transportant dans un autre espace, ou en majorant le rayon de courbure de l’espace dans le rapport de similitude demandé ; mais cela est, par hypothèse, impossible et même contradictoire. Nous n’avons pas la ressource de changer d’espace et d’émigrer dans un autre monde ; nous ne pouvons pas non plus habiter en même temps plusieurs espaces de courbure différente, car, comme l’a bien montré M. Lechalas, ces espaces ne peuvent contenir à la fois un même corps solide fini. Si au contraire la courbure de l’espace est nulle, ou son paramètre infini, nous pourrons majorer toutes les figures sans sortir de notre espace : et c’est ce qu’on exprime en disant que l’espace est relatif. Nous en concluons que de tous les espaces à trois dimensions (et notre espace en est nécessairement un) l’espace euclidien (homogène) est le seul qui satisfasse le principe rationnel de relativité. Or M. Lechalas se croit obligé d’affirmer la relativité des grandeurs, et estime, avec raison, qu’il est difficile de renoncer à cet axiome métaphysique[1]. Il conviendra donc aisément, je pense, que si les espaces non euclidiens sont logiquement possibles, c’est-à-dire non contradictoires, l’espace euclidien seul répond aux exigences de la raison. Cela tend à prouver que l’homogénéité de l’espace, comme l’a si bien vu M. Delbœuf, est moins une loi de la nature qu’une loi de l’esprit, et que la nécessité des postulats, en particulier du postulatum d’Euclide, n’est pas empirique, mais rationnelle.

Nous sommes ainsi amené à répondre brièvement à la seconde critique de M. Lechalas, qui trouve notre apriorisme exagéré. Nous tenons d’abord à en assumer l’entière responsabilité : si flatté que nous soyons de voir notre nom associé à celui de M. Poincaré, nous devons reconnaître qu’en empruntant à notre savant collaborateur son ingénieuse fiction d’un monde non euclidien, qui était dans sa pensée une concession à l’empirisme, nous en avons tiré un argument contre l’empirisme lui-même. Nous avions d’ailleurs pris soin d’en avertir le lecteur (p. 82, dernière ligne).

  1. Critique philosophique, septembre 1889.