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malgré l’analogie des effets produits, qui ressemble à une volonté consciente ; il est tout à fait étranger au vrai fond de notre être. Et ce qu’il y a d’étranger, de suspect dans ce principe, se manifeste de la manière la plus claire en ce qu’il est le principe de tout mal, en ce qu’il contient la raison des lois en vertu desquelles le mal se produit dans le monde. Déjà la loi fondamentale de tout être vivant, la racine, pour ainsi dire, de l’individualité, l’égoïsme, pousse nécessairement à la lutte pour les conditions de l’existence. Mais la méchanceté du Logos de la nature éclate surtout dans cette loi que les êtres vivants servent à la nourriture les uns des autres ; car le mal apparaît alors comme partie intégrante de l’ordre des choses, non comme la suite accidentelle de l’exercice des lois naturelles, et par là ces lois contredisent notre raison. Aussi toute tentative pour les justifier à nos yeux aboutit à un pur verbiage, et ce verbiage est la suite ordinaire de quelque hypothèse préconçue et impossible à soutenir, le plus souvent de l’hypothèse qu’il y a identité entre le principe agissant de la nature et l’absolu, c’est-à-dire le bien, la perfection même, le divin. Or ce principe n’est rien moins que divin. Et cependant nous devons, dans ses procédés, constater en fait une tendance au divin. Cette tendance se traduit dans l’évolution à laquelle il préside. Il est en lui-même mauvais, immoral, autant que l’immoralité peut s’allier à l’inconscience, et pourtant il finit par abdiquer en quelque sorte dans l’homme qu’il laisse libre, c’est-à-dire capable d’obéir à des lois toutes différentes des siennes et même opposées, les lois logiques et les lois morales.

L’homme, en effet, en tant qu’il peut être assimilé à une œuvre d’art, est le chef-d’œuvre de cette nature trompeuse — puisqu’elle ne se soutient qu’en prenant l’apparence de ce qu’elle n’est pas, d’un monde de substances matérielles, — et méchante ou immorale. Quelle est l’essence de l’homme, l’essence du moi, personne n’a pu le dire jusqu’à présent ; l’antique oracle : « Connais-toi toi-même », est resté sans réponse. Stuart Mill a soupçonné la vraie raison de l’insuffisance de toutes les théories proposées avant lui : elle vient de la nature même de l’objet à connaître qui ne peut pas être compris exactement. Il nous est possible cependant de parvenir à la vraie connaissance de notre être, comme à celle de la nature, pourvu que nous nous contentions de constater les faits sans chercher à expliquer l’inexplicable.

Notre moi n’est pas une unité inconditionnée, une substance,