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ici surtout, cette même question se pose : Renan a-t-il su bien user de cette liberté intellectuelle qu’il avait payée d’un si grand prix ? Est-ce à cette liberté même qu’il a demandé de lui rendre le Dieu qu’il avait perdu ? Pour Renan, la critique mène, non pas à la philosophie proprement dite, mais à la science ; il a voulu que l’objet de la religion fût en même temps objet de science. Or la science, la vraie science, qui est une œuvre de l’esprit, ignore cependant l’esprit avec ses deux caractères constitutifs, l’immatériel et l’intemporel, éléments nécessaires pour la conception positive et vraie des deux attributs divins, l’infinité et l’éternité. Comment donc espérer de fonder sur la science une religion en esprit et en vérité ? La science ne connaît pas le monde moral ; il reste donc à supposer que Dieu est produit par l’immensité de l’espace et l’immensité du temps. Chaque individu apparaissant comme un moyen pour le développement de l’espèce, chaque être se comprenant en tant qu’il fait partie d’un système, si l’espèce devient individu par rapport à une espèce supérieure, et le système partie d’un système plus vaste, on finira par concevoir le « τὁ πἁν mystérieux où tout s’harmonise et se justifie » ; c’est-à-dire que l’on prend la nature même qui est objet de science, on en suit le développement à travers l’espace ou le temps ; puis on sort à un moment donné du limité et du déterminé qui en faisaient précisément l’objet de la science, et l’on substitue aux concepts relatifs de la science l’affirmation théologique. La science ne voit rien et ne peut rien voir dans l’univers qui soit susceptible d’une qualification morale ; mais la science n’embrasse pas l’univers. Donc, on a le droit de dire : « Le tout est bon », et le devoir d’ajouter : « Veuillons ce qu’il veut ». Ces deux principes contiennent toute la religion : « Nous pensons, nous autres, qu’on est religieux, quand on est content de Dieu et de soi-même ».

Le sentiment divin par excellence, c’est le sentiment de l’harmonie intime entre l’individu et l’univers, la sympathie entre la partie et le tout. À mesure que ce sentiment se développe, la nature prend conscience de son infinité et de son unité, et le divin se répand dans le monde ; disons mieux, Dieu se réalise. Puisqu’il faut que Dieu existe dans le monde, il n’y peut coexister avec la laideur, l’erreur et l’égoisme. Dieu est affirmé par l’effort que fait toute créature pour nier le mal. Au terme de l’évolution cosmique, le jour où sera accomplie l’organisation de la raison, quand le mal ne sera plus, Dieu sera.

Renan a cru concilier ainsi l’idéalisme de la critique qui exige un principe de progrès indéfini, avec le naturalisme de la science qui repousse toute notion purement intellectuelle. Mais une telle conciliation est chose impossible. La critique ne mérite d’être appelée de ce nom que si elle fait la critique de la science ; lorsqu’elle en accepte, comme fait Renan, les conclusions, sans examen, à titre de vérités absolues, elle abdique. Que devient l’esprit, centre unique auquel la critique ramène tout, une fois que la science l’a enfermé dans ce qui est pourtant le produit de l’esprit, dans les formes de l’espace et du temps ? La masse incommensurable de l’univers matériel figure l’être infini et se substitue à lui. Le verbe, qui est la marque propre de la raison, exprime l’acte créateur de la vérité qui est vraie