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néant, il tente de se rattacher à une réalité concrète, objective, indépendante de lui, et finit par abdiquer sa propre liberté.

Ainsi la vérité est d’abord conçue comme une création de l’intelligence. Impossible à la connaissance de sortir de l’ordre idéal, de rejoindre la chose elle-même et de se confondre avec elle ; elle forme un système dont la certitude consiste uniquement dans la relation réciproque des parties entre elles, dont le développement, tout interne, ne suppose d’autre condition que le progrès spontané de l’activité intellectuelle. Suivant la doctrine de la liberté, par conséquent, la vérité n’est relative qu’aux lois de l’esprit ; elle ne se distingue pas de ces lois elles-mêmes. Or, en même temps qu’il adopte cette conclusion, Renan lui donne un sens tout nouveau, en interprétant ces lois, non pas comme des lois logiques, ainsi que faisait l’idéalisme allemand, mais comme des lois historiques. L’esprit humain se réalise dans le temps, suivant le processus nécessaire, non pas de l’esprit en tant qu’esprit, mais de l’humanité en tant qu’humanité. Par suite, au lieu de créer la nature, par cela seul qu’il la connaît, de la déterminer par sa constitution, il est réintégré dans la nature, il est lui-même un produit. La connaissance, au lieu d’être la condition première de toute existence et de ne dépendre que d’elle, est relative à un être posé avant elle, dont la destinée est dominée par une loi immuable. L’humanité existe d’abord, et la vérité ensuite, parce qu’il y a une humanité. Connaître la vérité, ce sera donc savoir comment se développe cet être, en reconstituer le passé, afin d’en comprendre le présent et d’en prévoir l’avenir. Voici donc le savant en face de l’humanité : le passé étant déterminé déjà, il peut le saisir avec certitude, au moins dans sa direction générale, et par la critique il peut mesurer le degré d’exactitude et de précision où il se croit parvenu. Pour le présent, s’il essaie d’y appliquer les procédés propres à l’investigation historique, les problèmes se présentent à lui avec une telle complexité qu’il ne peut espérer d’en réunir toutes les données ; tout raisonnement, dès lors, étant à la fois partiel et exclusif, ne peut rien conclure que de probable ; et nulle thèse n’étant susceptible d’une preuve catégorique, il s’appliquera surtout à ne rien sacrifier dans sa pensée de ces oppositions perpétuelles, qui donnent au monde son intérêt, peut-être sa réalité. Dans ces conditions enfin, comment résoudre le problème qui fut la préoccupation constante de Renan, c’est-à-dire comment pénétrer le but dernier de l’humanité, lui assigner son rôle dans l’état définitif de l’univers ? La conception même qu’on se forme de l’avenir entrant à titre de facteur dans la préparation de cet avenir, tandis que, d’un autre côté, la force inconsciente qui s’agite au cœur de l’organisme universel poursuit une fin forcément ignorée des parties de cet organisme, toute affirmation relative à l’avenir serait, il ne suffirait plus dire objet de contradiction, mais contradiction intrinsèque.

L’attitude que Renan finit par prendre à l’égard de la vérité, explique à son tour son attitude en face du problème moral. Vertu signifie désintéressement ; c’est trahir la cause que l’on prétend servir, et ruiner le bien accompli que d’attendre de son effort une autre récompense que celle d’avoir bien agi. Le sacrifice de l’égoïsme a pour fin ce sacrifice même. Mais, d’autre