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mières années de la colonisation jusqu’à la pénétration du transcendantalisme allemand. C’était le livre du P. Becelaere, publié en français à New-York sous le titre : Philosophie en Amérique depuis les origines jusqu’à nos jours. Outre que le xviiie siècle, si important au point de vue de la pénétration des systèmes européens, n’y était pas l’objet de recherches plus détaillées que les autres périodes, on pouvait penser que le P. Becelaere, à la fois comme étranger et comme thomiste, n’était pas armé comme il convient pour suivre de près les diverses directions, d’une pensée où les influences des sectes protestantes jouent un rôle égal a celle des événements politiques, où l’histoire des doctrines est tellement solidaire de celle des divers collèges, Harvard, Yale, Princeton, qu’il importe, pour comprendre l’une, d’avoir fait revivre l’autre. Enfin ce n’est pas le moindre mérite de M. Woodbridge Riley d’avoir révisé le procès de tous les penseurs qu’il étudie en recourant à tous les documents encore inédits que lui livraient les bibliothèques du Nouveau-Monde, et dont il a publié une importante partie dans son livre.

Grâce à ce procédé, il a pu montrer avec quelque précision à quel moment, par quelles voies et sous quelles formes les doctrines élaborées en Europe se sont introduites dans l’enseignement et la littérature américaines. Il distingue ainsi cinq phases presque aussi nettement distinctes dans l’ordre chronologique que par leur caractère spéculatif, et qui s’échelonnent de 1620 à 1830 environ : 1° le puritanisme, qui se trouve naturellement commander toutes tes premières productions de l’esprit anglais dans la Colonie ; 2° l’idéalisme à forme berkeleyenne s’implante dans la Nouvelle-Angleterre et y fait de rapides progrès sous l’impulsion de Samuel Johnson et de Jonathan Edwards ; 3° le début du xviiie siècle est marqué par une forte réaction contre l’étroitesse et l’intransigeance calvinistes : c’est l’épanouissement du déisme, qui à la même époque réunit tant d’adeptes en Europe ; 4° le matérialisme ; 5° le « réalisme » — c’est le nom que donne l’auteur à la philosophie de Reid — pousse des racines si fortes aux Etats-Unis à la fin du xviiie siècle qu’on a pu dire que c’était la philosophie la plus proprement américaine. Aucune de ces périodes, à la vérité, ne marque une impulsion originale ; mais il ne faudrait pas croire que la pensée américaine n’est que le reflet de la pensée européenne. M. Woodbridge-Riley a voulu montrer quelles furent les formes particulières que la première a données aux matériaux que lui cédait la seconde. C’est pourquoi son livre a dû prendre l’aspect un peu rebutant d’une série de monographies individuelles : il importait de comprendre quelle fut la marque propre du déisme, de l’idéalisme, du matérialisme, du « réalisme » américains. Il fallait faire voir aussi la contribution spéciale des jeunes universités au mouvement de pensée collectif. À mesure qu’elles naissent, elles ont une coloration particulière : Harvard est tout d’abord le centre du déisme, Yale le foyer le plus actif de l’idéalisme, Princeton est plus tard celui de la philosophie de Reid et de Beathie.

La seconde période nous paraît être la plus intéressante. Berkeley apporte en quelque sorte lui-même sa doctrine aux colons d’Amérique. C’est de sa conversation et de sa correspondance avec Samuel Johnson que naît l’enthousiasme de ce déiste rationaliste pour la nouvelle philosophie. Dans la première partie de sa carrière de professeur à Yale College, Johnson avait répandu une sorte de cartésianisme dans la manière des encyclopédistes français ; après 1729, et surtout à l’apparition de l’Alciphron (où le personnage de Criton est censé représenter Johnson lui-même), le « scholar » de Yale ne songe plus qu’a faire des adeptes à l’idéalisme. De son ardeur de nouveau converti est sorti, en 1752 son livre d’Elementa philosophiæ, qui, dépassant la pensée berkeleyenne, fait pressentir le criticisme par sa conception de l’intellect, distinct de la perception qui conçoit instinctivement des propositions synthétiques a priori. Dans l’atmosphère idéaliste que l’enseignement de Johnson avait créée à Yale, se forma un des esprits les plus attachants de l’histoire américaine, Jonathan Edwards (1703-1758), qui est, dit M. Woodbridge Riley comme la « quintessence de la culture puritaine ». Parti du berkeleyisme, Edwards devait arriver, à la fin de sa courte carrière, à un panthéisme mystique qui contribue à faire de cet esprit original une personnalité très marquée dans le milieu où il écrivait. Woodbridge Riley s’élève contre l’opinion très répandue que le plus subtil des philosophes américains doit tout à Berkeley par l’intermédiaire de Johnson : mais le second berkeleyisme, celui de la Siris, selon lequel l’ « esse » est moins encore le « percipi » que le « concipi », ne date que de 1744, alors que bien avant il avait été développé par Edwards. — L’idéalisme, pour avoir été si bien représenté en Amérique, n’en eut pas moins