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à l’épistémologie même, ou réflexion sur la valeur du savoir, « le service qu’elle rend n’est pas logique, mais moral et spirituel ; elle ne modifie pas la connaissance, elle modifie le caractère ». (p. 156). — Mais, au fond, on n’esquive ainsi qu’en apparence les difficultés ; car, comme le met bien en lumière M. Dickinson Miller (Naïve realism : what is it?) toutes les doctrines se prétendent à l’envi d’accord avec le sens commun, et il n’est pas du tout facile de savoir ce que pense celui-ci : peut-être parce que le vulgaire entend tour à tour et confusément la réalité objective du monde en des sens très différents ; il est, au vrai, plus naïf qu’on ne le pense ; le réalisme naïf n’existe pas « comme opinion définie ».

Si l’on essayait d’ailleurs de préciser davantage ce nouveau réalisme auquel se rallient les Américains, on s’apercevrait peut-être que ce n’est que la doctrine même de Stuart Mill, à peine modifiée. Ainsi, M. Strong (Substitutionalism) entend la connaissance comme une série d’expériences « qui se substituent les unes aux autres d’une manière satisfaisante pour la direction de la conduite ». — Pour M. Broughton Pitkin (World pictures) on peut continuer à dire que nos idées sont « des images du monde », mais en prenant le mot image au sens le plus large (et le plus vague), au sens où l’on peut dire qu’une « chose se reflète en quelque sorte en ses effets ». Tout ce qui est réel peut dès lors être « défini par et identifié avec son activité, ou plus largement avec le rôle qu’il joue dans l’ensemble des choses : toute définition fondée sur quelque chose de moins que cela est abstraite et partielle. « En ce sens, et à la rigueur, le portrait de Rembrandt par lui-même est aussi un portrait des brosses avec lesquelles il a peint sa toile » (p. 220) ; et toute idée est vraie qui résulte à quelque degré de l’action de son objet sur l’esprit : « le monde est réellement moléculaire et atomique juste comme le ciel au-dessus de votre tête est réellement bleu » (p. 218) — c’est-à-dire autant qu’il détermine naturellement en nous une telle conception. — Resterait à savoir après cela quel fondement, autre que l’utilité pratique, on pourrait trouver à la distinction du vrai et du faux, du réel et de l’illusoire.

Mais le mémoire le plus important du volume, auquel il faudra se référer lorsqu’on voudra tenter de déterminer la signification dernière du pragmatisme, est celui de M. John Dewey : Does reality possess practical character ? — Non que, malgré des formules heureuses et frappantes, la pensée en soit nette : mais on y saisira sur le fait, une fois de plus, l’équivoque foncière de la théorie pragmatiste de la connaissance. – L’idée maîtresse en est celle-ci : toute connaissance « constitue un changement pour et dans les choses », makes a difference to and in things. L’objection courante à cette thèse consiste à croire, dit l’auteur, qu’il s’agit « d’un changement dans l’objet à connaître » : or, on veut dire seulement que si le monde est un devenir, une évolution constante, comme il l’est, au témoignage et de la science et de la philosophie moderne, l’acte de connaître est lui-même un changement dans la réalité ; et plus cet acte révèle le changement, plus il est transparent, plus il est adéquat à son objet. « La fonction rationnelle apparaît intercalée dans un schème d’ajustements pratiques » ; elle résulte d’un rapport de l’organisme avec ce qui l’entoure, exactement comme l’eau résulte d’une relation entre l’hydrogène et l’oxygène.

Ainsi tout semble se réduire à cette remarque, incontestable mais un peu simple, que toute connaissance est un acte, un événement dans l’histoire psychique du sujet connaissant ; quant à la question de savoir si elle n’est que cela, quant à la question de son exactitude, elle n’a d’autre sens que celle de l’utilité ou de l’efficacité pratique de cette même connaissance. — Il est bien vrai qu’on nous dit que l’acte de connaissance, s’il produit des changements, s’il est un changement, n’en doit pas produire dans son propre objet, auquel cas il constituerait une erreur. Mais on ajoute aussitôt : si l’acte de connaissance produit, après l’événement, une différence dans les choses par ses effets, une nouvelle question se pose, une question de fait : comment exactement l’action conséquente se relie-t-elle à la connaissance antécédente ? Quand est-ce, après l’événement ? Quel degré de continuité faut-il admettre ?… Comment une chose, si elle n’est pas déjà en changement dans l’acte même de connaître, finirait-elle, à son terme, par aboutir en action ? De telles remarques ne remettent-elles pas tout en question ?

Il est vrai que M. Dewey conclut à son tour, comme W. James, par une profession de foi réaliste : « transformation, réajustement, reconstruction, tout cela implique des existences antérieures ». Mais la grande alternative philosophique du temps présent lui paraît se formuler ainsi : sub specie æternitatis, ou sub specie generationis ? « Il vaut mieux se tromper