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est son originalité la plus incontestable. Cette originalité, une exposition purement dogmatique risque de nous la faire chercher où elle n’est pas. Aussi M. Hémon aurait-il mieux servi la réputation philosophique de son maître s’il avait renversé l’ordre et les proportions de son livre, pour lui donner comme centre l’étude de l’aspiration. N’est-il pas amené lui-même à reconnaître que « ce qu’il y a de plus vivant et de plus original en lui, c’est encore l’artiste, le poète » (p. 82). Cf. aussi p. 455 : « Il n’y a pas de penseur plus honnête dans tous les sens de cette qualification. » Aussi la seconde partie du livre de M. Hémon, consacrée à l’étude de l’aspiration sous toutes ses formes, est-elle beaucoup plus intéressante, beaucoup plus juste par la méthode et par le ton.

L’erreur de M. Hémon vient de ce qu’il est parti de cette définition que Sully Prudhomme donne de la métaphysique : « La métaphysique est une chose à la fois spéculative et émotionnelle », et de ce qu’il a cru devoir étudier à part la spéculation et l’émotion, ou aspiration. En fait spéculation et émotion sont constamment mêlées dans la pensée de M. Sully Prudhomme, et de là vient l’intérêt tragique des problèmes qu’il se pose à lui-même. Il y a deux personnes en lui, le positiviste et le mystique, deux tendances, l’esprit critique et l’aspiration ; mais ces deux personnes, ces deux tendances n’en font qu’une, tant elles s’entremêlent étroitement. On ne peut, sans être infidèle à la pensée du maître, les analyser séparément comme si elles avaient un développement parallèle et distinct.

Même si cette division était légitime, il manquerait au livre de M. Hémon d’avoir nettement situé la position de M. Sully Prudhomme dans le conflit des doctrines contemporaines. C’est le Kantisme qui fournit les cadres où se développe sa pensée spéculative. L’homme tend à dépasser le point de vue des phénomènes pour atteindre les objets métaphysiques, mais sa dialectique se heurte à des antinomies spéculativement insolubles. Cela, M. Hémon l’a fort bien montré. On aimerait pourtant qu’il eût mieux indiqué le sens dans lequel M. Sully Prudhomme a corrigé et étendu l’emploi de la méthode kantienne. (Cf. surtout 4e partie, chap. I. Critique des antinomies spéculatives.) La plus grosse différence semble venir de ce que M. Sully Prudhomme part de l’intuition tandis que Kant part de la représentation. C’est ce qui permet à M. Sully Prudhomme de multiplier les antinomies (M. Hémon en distingue un peu artificiellement quatre sortes), entre des thèses suggérées beaucoup moins par l’extension d’un principe de l’entendement que par la réflexion sur des intuitions divergentes senties avec une certitude égale. C’est ce qui lui permet encore d’échapper à la troisième antinomie de Kant, et de se prononcer pour le libre arbitre senti dans une intuition incontestable. C’est aussi la raison pour laquelle il n’y a point, chez Sully Prudhomme, de tables des catégories. Sa critique est moins le fait d’un criticiste que d’un esprit critique.

D’autre part M. Sully Prudhomme pense toujours dans les cadres de l’immanence. Il supprime la chose en soi. Il a une invincible tendance au monisme et au panthéisme ; mais, comme l’immanence serait toujours incomplète dans un panthéisme qui conserverait le nom de Dieu, le panthéisme de M. Sully Prudhomme est un panthéisme sans Dieu. Cette tendance au monisme inspire ses études du libre arbitre, de l’effort musculaire, et surtout de l’expression (p. 210-274), une des parties les plus originales de sa doctrine. Il a l’intuition d’une certaine communauté

de nature entre le physique et le moral c’est le même élan qui pousse la matière, la vie et la conscience dans une évolution incessante. Considérée dans cet aspect, la pensée de M. Sully Prudhomme s’éloigne du Kantisme pour se rapprocher du Bergsonisme, saisissant dans l’univers une certaine continuité de vie et de progrès d’où toute finalité est exclue. Les analogies sont surtout frappantes en ce qui concerne l’étude de l’émotion esthétique et de l’expression, et on s’étonne que M. Hémon ne les signale pas.

Mais, encore une fois, ce qui constitue l’originalité la plus marquée de la pensée de M. Sully Prudhomme, ce qui la caractérise le mieux, c’est la philosophie de l’aspiration esthétique et morale, la critique qu’il en fait, l’interprétation poétique qu’il en donne, la solution qu’il apporte, par l’action, aux antinomies de l’aspiration et de la spéculation. Cette partie du livre de M. Hémon est de tous points excellente (p. 325, fin). Le pragmatisme pessimiste de M. Sully Prudhomme y est très heureusement caractérisé.

Enfin il faut faire une place à part, dans l’œuvre de M. Sully Prudhomme, à sa philosophie sociale. Il semble que M. Hémon eût pu en faire l’objet d’un chapitre distinct. Elle se résume dans ces quelques articles essentiels : foi au progrès, foi en la vertu moralisatrice de la science et du travail, patriotisme laborieux et pacifique. Signalons en particulier l’étude des fondements du patrio-