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l’esprit en fait un usage qui dépasse l’expérience. L’esprit ne voit que des espaces finis ; et cependant il est contraint par une loi de sa nature à répéter indéfiniment l’addition d’un espace à un espace, et par conséquent il ne peut pas ne pas concevoir l’espace comme infini. L’esprit ne saisit de substances ni en lui-même ni hors de lui ; et cependant il « ne peut pas concevoir » d’objets sans supposer sous leurs qualités un substrat. L’esprit ne saisit de causalité qu’en lui-même ; et cependant il ne peut pas ne pas généraliser l’idée de cause. De même pour l’idée de relation, pour la relation d’identité et de diversité, etc. Locke n’a pas dressé de table des catégories, mais la notion qu’il se fait de l’entendement est toute semblable à celle de Kant.

Cette interprétation n’est pas sans fondement. Locke n’est pas le « pur empiriste » que les Cousiniens nous ont présenté. L’esprit n’est pas, à son avis, le réceptacle passif des idées ; du moins ne se borne-t-il pas à les recevoir passivement : il les élabore, ce qui suppose qu’il est doué de « puissances actives ». Sans l’intervention de ces « puissances », nous n’aurions qu’une poussière d’idées : pour tirer de ce chaos une connaissance, il faut procéder à un classement qui est l’œuvre de l’entendement. Voilà des idées que Kant ne répudierait pas. On pourrait même dresser, d’après Locke, la liste des fonctions actives de l’entendement : l’esprit juxtapose des idées simples homogènes (répétition donnant naissance aux idées des « modes simples » ), juxtapose ou combine des idées simples hétérogènes (juxtaposition donnant naissance aux idées de « relations », et combinaison donnant naissance aux idées et « modes mixtes » et aux idées de « substances » ), décompose des idées complexes (abstraction donnant naissance aux « idées générales » ).

L’essence de l’esprit n’est pas la pensée, comme le croyait Descartes, ce serait plutôt l’action, l’analyse et surtout la synthèse, la construction d’édifices intellectuels compliqués à l’aide de matériaux relativement simples. Additionner et soustraire, à ces deux actes — ou, si l’on veut, à ces deux catégories se réduit, chez Locke, l’œuvre de l’entendement.

Mais, même en bornant à ces traits la ressemblance de Locke et de Kant, on risquerait de l’exagérer : ces pseudo-catégories dépendent de l’objet non moins que du sujet, puisque c’est d’après le contenu des idées assemblées que varie l’opération mentale qui les assemble. À plus forte raison l’exagère-t-on, quand on veut, comme M. Ollion, retrouver dans Locke toute une esthétique, toute une analytique transcendentales. Il est vrai que Locke présente souvent les idées d’infini, de substance, de cause comme « nécessaires ». Mais il s’agit de savoir si ce sont des produits ou des fonctions nécessaires de l’entendement. Ce sont des fonctions nécessaires, nous dit M. Ollion. Et il s’appuie sur certains textes de Locke, particulièrement sur une lettre à Stillingfleet, où l’adversaire des idées innées accorde que la loi de causalité est un « principe de la raison ». Mais on pourrait citer d’autres textes où la nécessité de ces idées est donnée comme un résultat de l’expérience : tel ce passage de l’Essai (II, xxiii, 1) où la paternité de l’idée de substance est attribuée à l’habitude. D’autre part, ces idées, loin d’être, pour Locke, des principes de la connaissance, sont parfois considérées comme des fictions ou tout au moins comme des hypothèses « incertaines » (I, iii, 19) : comment les confondre avec les catégories kantiennes, sans lesquelles il n’est pas de science humaine ? Il nous semble donc imprudent d’employer la méthode de M. Ollion qui n’hésite pas à « se séparer » de la pensée de son auteur, à la « devancer dans la voie où elle s’était engagée, afin de se retourner vers elle » (p. 324). Mieux vaudrait replacer l’auteur dans son milieu. On apercevrait les timidités de sa méthode « idéiste ». C’est souvent l’étude de l’objet qui lui inspire ses vues sur le sujet, sur les idées et sur l’esprit. C’est sa physique mécaniste qui lui inspire des doutes sur l’objectivité des idées de qualités secondes, comme elle le rassure sur l’objectivité des idées de qualités premières. C’est de même une sorte de mécanisme psychologique qui, une fois les idées simples introduites dans la conscience, les juxtapose et les combine, puis dissout leurs combinaisons pour les recombiner, coud, découd et recoud comme une machine. Sans doute, cette machine est active, sans doute, elle a sa constitution, ses rouages propres. Mais, entre ce mécanisme assez simple et l’organisme intellectuel décrit par Kant, la différence est considérable. Et si Locke s’engage dans la voie du criticisme, il laisse à ses successeurs beaucoup de chemin à parcourir.

Kant, par Georges Cantecor ; 1 vol. in-18 de 144 p., Paris, Paul Delaplace. — Résumer en quelques pages la doctrine de Kant, c’est assez facile, et ce serait tout à fait inutile. C’est assez facile parce que, chose rare chez les philosophes, l’édifice est assez nettement dessiné pour qu’on en puisse donner une réduction à n’im-