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résultats de la théorie avec des lois empiriques ; mais, négative et toujours incomplète, elle établira seulement que nos théories ne se montrent pas trop impuissantes à rendre compte des faits, qu’il n’y a pas de discordance choquante entre elles et les faits. Vérifier nos théories économiques, ce serait montrer qu’avec elles nous pouvons expliquer la situation d’ensemble du commerce et de l’industrie dans notre pays, à notre époque. Mill, dans ses Principes, s’est abstenu de telles vérifications.

Voilà donc la science et la méthode dans leurs imperfections : quelle peut être la valeur des résultats ? Mill a très vivement le sentiment qu’ils sont hypothétiques. En effet, dans l’établissement des lois économiques, les auteurs négligent systématiquement : 1° certains éléments psychologiques très réels, pour s’en tenir au schéma trop pauvre de l’homo œconomicus ; 2° l’état social, donnée historique, dont la vie économique est solidaire. Pour savoir quelles lois de la nature humaine s’appliquent à un pays, à un moment donné, et sous quel mode elles se manifestent, il faut tenir compte des circonstances historiques qui caractérisent ce cas. D’où le sentiment que l’étude de la réalité historique doit collaborer avec l’économie abstraite, sentiment complexe et confus, puisque aussi bien Mill est convaincu que le fond de la nature humaine reste identique et que cependant les institutions humaines sont malléables et réformables, la transformation sociale possible et que l’humanité évolue dans le sens du progrès moral. Tout cela montre à la fois la largeur d’esprit et la prudence de Mill ; mais ce n’est sans doute pas assez pour que la méthode qu’il a proposée aux économistes soit suffisamment pratique, précise et féconde.

Une analyse objective aussi sommaire laisse tomber presque toutes les réflexions de l’auteur. Relevons cette idée, indiquée à plusieurs reprises par M. Ray, que Mill, dans sa conception de la science sociale, a été guidé surtout par ses études et ses réflexions sur la science économique : ainsi les idées de Mill sur l’économie politique seraient pour une bonne part explicatives de ses idées sociologiques qui seraient en partie des généralisations des précédentes. On voit par ce résumé l’intérêt philosophique de l’étude de M. Ray : elle ne saurait laisser indifférents ceux qui s’occupent de Stuart Mill.

L’Interprétation de la Doctrine de Kant par l’École de Marburg (Essai sur l’Idéalisme critique), par Alice Steriad, 1 vol. in-8, de 234 p., Paris, Giard et Brière, 1913. — Ce très remarquable travail, qui a été composé pour le doctorat d’université, plaît surtout par la conviction ardente qui l’anime et qui, malgré d’inévitables imperfections de forme, retient constamment l’attention. Il ne faut pas se défier de cette foi de néophyte ; ne convenait-il pas que la première étude d’ensemble publiée en français sur l’École de Marburg fût, sans la moindre restriction, un hymne consacré à la gloire de M. Cohen ? Nous n’ajoutons pas : et de MM. Natorp et Cassirer : car le nom de M. Cassirer est tout au plus mentionné dans le livre de mademoiselle Stériad ; quant à M. Natorp, l’auteur lui donne tort pour peu qu’il ose, sur certains points, s’éloigner du maître. M. Cohen ne peut pas ne pas avoir raison : avant lui, on n’avait pas compris la pensée kantienne, Kant lui-même s’était mépris sur ses idées, et ce n’est pas une des moindres inquiétudes du lecteur que de voir avec quelle facilité les interprètes de Marburg passent de l’interprétation véritable des textes kantiens à des sollicitations de termes, à des élargissements de sens qu’ils continuent d’ailleurs à présenter comme d’exactes traductions. Il faut que Kant ne soit pas empiriste, que l’Esthétique transcendantale soit subordonnée à la Logique, qu’il n’y ait pas d’objets, que l’espace ne soit pas « donné » dans la sensibilité, mais que seule la liaison du divers (spatial ou sensible, peu importe) par l’entendement révèle le fond de la pensée kantienne ; il y a certes un grand intérêt philosophique à exposer un parfait formalisme, à épurer le point de vue transcendantal ; mais on voudrait que l’école de Marburg reconnût que Kant fut plus réaliste, plus concret, plus « sens commun » que ne le sont MM. Cohen et Natorp, et que le principal intérêt de sa philosophie, c’est peut-être justement cet effort pour maintenir l’intuition, le « donné » au début de la métaphysique, et aussi la religion populaire, c’est-à-dire la foi, et, il faut bien l’avouer, une foi objective, au terme de la morale. Hamelin n’a pas présenté sa dialectique du fini comme une exposition du néocriticisme de Renouvier. – Sur l’interprétation du platonisme par l’école de Marburg, des réserves analogues s’imposent : ces « hypothèses » qui sont « toutes susceptibles d’erreur », mais qui se relient par des « rapports vrais », « ce progrès infini de la connaissance hypothétique, c’est-à-dire de la science » et tout ce qui en dérive sur l’Idée comprise comme moyen logique (p. 26-27), on y devine bien la