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E. CHARTIER.Valeur morale de la joie d’après Spinoza.

bien, nous devons tant au contraire juger du bien et du mal d’après la joie et la tristesse que nous avons. La pitié est mauvaise, parce qu’elle est une tristesse (50) : « Commiseratio enim Tristitia est, ac proinde, per se mala ». Bien plus, la connaissance du mal est inadéquate parce que la connaissance du mal est la tristesse même, en tant que nous en avons conscience, et que la tristesse, étant passion, est liée à quelque idée inadéquate (64). La sagesse n’est donc pas de régler nos joies et nos tristesses d’après nos principes de conduite ; tout au contraire nous devons avoir confiance dans la pensée parfaite qui est au fond de tout, et subordonner plutôt nos principes de conduite à notre joie et à notre tristesse. La gaieté ne peut avoir d’excès ; la mélancolie est toujours mauvaise. Ce que nous appelons le plaisir, (titillatio, propos. 43, p. 4) n’est parfois mauvais que parce qu’il n’est pas une joie de tout notre être et qu’ainsi pendant qu’une certaine partie de notre corps existe plus et mieux qu’auparavant, les autres se trouvent en quelque sorte sacrifiées. D’où il est aisé de tirer une règle de conduite extrêmement précise. Un plaisir n’est certainement bon que s’il occupe le corps tout entier. Un tel plaisir (hilaritas, pr. 42, p. 4), est toujours bon et ne peut être excessif. Il nous assure que nous passons à une plus grande perfection et que nous participons davantage à la nature divine.

Il est maintenant facile de bien comprendre, c’est-à-dire de rattacher fortement aux principes de la religion spinoziste, le deuxième scholie de la proposition 45 (part. 4) : « … Assurément une triste et farouche superstition seule nous peut défendre de nous réjouir. Car pourquoi conviendrait-il plutôt de chasser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est la manière de vivre que j’ai adoptée. Une divinité hostile pourrait seule se réjouir de ma faiblesse et de ma souffrance, et faire honneur à ma vertu de mes larmes, de mes sanglots, de mes craintes, et de toutes les choses de ce genre, qui sont la marque d’un cœur faible. Au contraire, par cela seul que nous éprouvons plus de joie, nous passons nécessairement à une plus grande perfection, et nous participons davantage à la nature divine. C’est pourquoi il convient que le sage use des choses et en tire de la joie autant que cela se peut (non pas certes jusqu’au dégoût, car le dégoût n’est pas de la joie). Il convient, dis-je, que le sage mange et boive avec modération et avec plaisir, qu’il jouisse des parfums, de la beauté des plantes, des ornements, de la musique, des jeux, du théâtre, et en un mot de tout ce dont on peut user sans