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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

mais encore nous nions toute autre partie de nous-même lorsqu’on veut nous la faire apercevoir, jusqu’à inventer un autre moi que nous fûmes, et qui est mort.

L’altération ou le dédoublement du moi ne peuvent donc pas être des faits ; il n’est pas possible que le corps se détache de lui-même ; au sens physiologique du mot, l’oubli n’existe pas. À supposer même qu’il existât, il serait l’occasion d’un moi entièrement nouveau. Toute altération du moi suppose justement l’union de la mémoire organique et de l’oubli mental, de l’oubli volontaire : nous nous refusons à nous reconnaître ; nous rejetons de nous une partie de nous. Cette erreur, comme toute erreur, a deux causes ; elle résulte de la complexité de l’objet ; mais elle résulte aussi de la pauvreté de nos conceptions, et c’est sous ce dernier aspect qu’il nous faut la considérer si nous voulons nous en guérir ou nous en préserver. Nous faisons presque tous notre moi à bon compte, dans l’abstrait ; nous nous composons une âme, abandonnant à elle-même la vie organique tant qu’elle ne nous sollicite pas impérieusement ; et cet oubli du corps est même souvent pris pour la vertu. Le corps a pourtant des droits et une puissance hors de sa sensibilité ; il représente notre passé, nos traditions, nos ancêtres et notre race ; il résume les pensées d’autrefois, et c’est sur lui qu’il faut construire, si nous ne voulons pas construire une tour dans les airs. Un grand nombre d’hommes semblent exister hors d’eux-mêmes, et, à parler exactement, penser hors de leur vie ; les objets qu’ils rencontrent ne sont confrontés qu’à quelques intérêts, à quelques ambitions, à quelques opinions. La vie du corps reste implicite et cachée jusqu’au jour où elle se manifeste par des mouvements violents et confus comme l’enthousiasme, la terreur ou le désespoir. Ce désaccord qui apparaît alors entre ce que nous sommes et ce que nous croyons être, qui tend à faire de nous deux personnes, et qui y parvient quelquefois, existe chez beaucoup d’hommes à leur insu et par leur faute. Ils pouvaient beaucoup pour discipliner et transformer leurs idées implicites ; ils pouvaient tout pour y conformer l’idée qu’ils avaient d’eux-mêmes.

Le remède est dans la pensée. Nos opinions, nos convoitises et nos calculs ne sont pas vraiment des pensées, mais une vaine logomachie. Avant d’être heureux, puissant et riche, il faut être, et nous ne sommes que par la pensée. Tout objet est promesse ou menace, mais avant tout il est idée : il nous permet de prolonger et d’enrichir réellement notre existence en mettant en lui toute notre pensée.