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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

froid nécessaire à une réflexion impartiale, et clairvoyante. Il est pourtant évident que la mémoire ne saurait être considérée comme une faculté incorruptible, sans communication avec le caractère et la volonté, avec les idées et le jugement de celui qui se souvient. Si percevoir un objet étendu c’est déjà construire cet objet en le simplifiant et en l’expliquant conformément aux exigences de la pensée, à bien plus forte raison reconstituer une émotion passée ce sera la construire, la créer, la tracer, avec des éléments simples et idéaux, tout à fait de la même manière que le mathématicien construit des figures complexes au moyen de droites et de points. Cette construction sera nécessairement générale, puisqu’elle sera conçue comme vraie, c’est-à-dire comme nécessaire ; par exemple, tel sujet pensant, voulant reconstituer une colère passée, la reconstituera nécessairement, en conformité avec son caractère et ses jugements actuels, non pas telle qu’elle a été, car le fait ne se recommence pas, quoi qu’on puisse faire, mais tel qu’il juge que cette colère a dû être, étant donné ce qu’il pense maintenant de lui-même et de cette colère qui fut sienne. Le vrai nom de cette construction, ce n’est pas souvenir, c’est idée au sens propre du mot, c’est-à-dire nécessité purement mentale ou, si l’on veut, noétique, par opposition à la nécessité conçue comme extérieure, et toujours réductible à des éléments mathématiques, c’est-à-dire à une formule, à un nombre, nombre étant pris ici, comme l’entend Platon, au sens de rapport. Ainsi s’explique le fragment 80.

Il est remarquable que cette réduction à une idée de tout fait psychologique conservé par le souvenir jette un jour nouveau sur la question même de la mémoire. On peut voir par le fragment 65 que Lagneau n’a pas eu le temps d’analyser la mémoire avec autant de vigueur qu’il analysa la perception. Par bonheur, comme on s’en aperçoit ici, son enseignement donnait, bien plus que des résultats, un point de vue et une méthode ; et il est clair qu’à ce point de vue la mémoire apparaît, non plus comme une fonction automatique, mais comme une construction où la raison du sujet pensant a une part prépondérante, la reconstitution du passé étant ainsi, à parler exactement, la construction de ce qui ne passe pas, et qui, par suite, se conserve. Dès lors le temps n’apparaît plus comme un ordre de succession en fait, mais comme le schème d’une succession nécessaire, qui reste vraie, au moins en prétention, sous le changement. C’est seulement de cette manière que l’on peut, au point de vue