Page:Revue de métaphysique et de morale, 1898.djvu/477

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
472
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Quelle est la conséquence pratique de ce sentiment immédiat du réel, ainsi obtenu après de longs efforts et par un redoublement d’efforts ? On le devine d’après cette nouvelle pensée. Réalisation, c’est-à-dire détachement des idées, des théories, des principes, des règles. Donner gratuitement, à tous les degrés et dans tous les ordres, telle est la vertu ; et l’on peut dire que Lagneau la pratiqua absolument ; car jamais il ne fut satisfait ; jamais il ne se reposa ; jamais il ne renonça à user ses forces et sa santé sans espoir ; jamais non plus il n’omit un acte de charité pratique possible, et cela sans le soutien d’un principe ou la vision même d’un but à atteindre. C’est pourquoi le mot cité quelque part : « Je n’ai de soutien que dans mon désespoir absolu » ne doit point être pris comme prononcé par un homme qui souffre ; au contraire c’est le mot d’un homme heureux, affranchi des chimères de l’abstraction, et satisfait de vivre et de penser sans un regret pour le passé, sans un désir pour l’avenir. Il est regrettable que les portraits de Lagneau le représentent avec une figure austère et triste ; ce qui frappait le plus en lui c’était un sourire lumineux d’enfant qu’il conservait jusque dans ses recherches les plus abstraites ; c’est qu’il n’y avait pas pour lui de différence entre l’effort de pensée et la parfaite bonté. Jules Lemaître disait de Lagneau : « C’est l’un des plus grands esprits et le plus grand cœur que je connaisse » ; en réalité l’esprit et le cœur se confondaient pour lui et en lui dans la générosité absolue de l’action.

7

Il est remarquable qu’une définition exacte de la philosophie semble difficile aujourd’hui à la plupart des bons esprits : ils n’arrivent pas à concilier l’unité de la philosophie avec son universalité. La définition donnée ici semble devoir satisfaire tous les philosophes ; la philosophie n’est ni une science particulière, ni la somme des sciences, mais l’étude par l’esprit même des conditions de toute science et de toute connaissance, c’est-à-dire l’étude de l’esprit par lui-même, la connaissance de la connaissance, l’explication de l’explication. Et nul ne peut soutenir qu’une telle étude n’existe pas ; car, de quelque manière que l’on explique la perception, la mémoire, les sciences d’observation, les sciences de raisonnement, etc., il est certain qu’il y a toujours lieu, de se demander comment la perception,