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à des conceptions religieuses, à des formes gouvernementales déterminées ; on leur supposait, par contre, certaines incompatibilités absolues à l’égard des conceptions ou des institutions empruntées à tels ou tels de leurs rivaux. Le génie sémitique, par exemple, était réputé absolument réfractaire au polythéisme, au système analytique des langues modernes, au gouvernement parlementaire ; le génie grec, au monothéisme, le génie chinois et le génie japonais à toutes nos institutions et à toutes nos conceptions européennes, en général... Si les faits protestaient contre cette théorie ontologique, on les torturait pour les contraindre à la confesser ; il était inutile de faire remarquer à ces théoriciens la profondeur des transformations subies par la propagation d’une religion prosélytique, d’une langue, d’une institution telle que le jury, par exemple, bien au-delà des frontières de son peuple et de sa race d’origine, en dépit des obstacles que les génies des autres nations et des autres races auraient dû lui opposer invinciblement. On répondait en remaniant l’idée, en distinguant au moins entre les races nobles et inventives, seules investies du privilège de découvrir et de propager des découvertes, et les races nées pour la servitude sans nulle intelligence des langues, des religions, des idées qu’elles empruntent ou paraissent emprunter aux premières. D’ailleurs, on niait la possibilité, pour ce prosélytisme conquérant d’une civilisation sur d’autres civilisations, d’un génie populaire sur d’autres génies populaires, de franchir certaines limites, et notamment d’européaniser la Chine et le japon. Pour ce dernier, la preuve du contraire est faite, elle va se faire bientôt pour l’Empire du Milieu.

À la longue, il faudra bien ouvrir les yeux à l’évidence, et reconnaître que le génie d’un peuple ou d’une race, au lieu d’être le facteur dominant et supérieur des génies individuels qui sont censés être ses rejetons et ses manifestations passagères, est tout simplement l’étiquette commode, la synthèse anonyme de ces originalités personnelles, seules véritables, seules efficaces et agissantes à chaque instant, innombrablement, qui sont en fermentation continue au sein de chaque société grâce à des emprunts incessants et à un échange fécond d’exemples avec les sociétés voisines. Le génie collectif, impersonnel, est donc fonction et non facteur des génies individuels, infiniment nombreux; il en est la photographie composite, il ne doit pas en être le masque. Et nous n’aurons certes rien à regretter, en fait de pittoresque social, propre à retenir l’historien