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en projetant sur elles leur ombre oppressive. Mais comment ces réalités sociales — car, si je combats l’idée de l’organisme social, je suis loin de contredire celle d’un certain réalisme social, sur lequel il y aurait à s’entendre, — comment, je le répète, ces réalités sociales se sont-elles faites ? Je vois bien qu’une fois faites, elles s’imposent à l’individu, quelquefois par contrainte, rarement, le plus souvent par persuasion, par suggestion, par le plaisir singulier que nous goûtons, depuis le berceau, à nous imprégner des exemples de nos mille modelés ambiants, comme l’enfant à aspirer le lait de sa mère. Je vois bien cela, mais comment ces monuments prestigieux dont je parle ont-ils été construits, et par qui, si ce n’est par des hommes et des efforts humains ?

Quant au monument scientifique, le plus grandiose peut-être de tous les monuments humains, il n’y a pas de doute possible. Celui-là s’est édifié à la pleine lumière de l’histoire, et nous suivons son développement à peu près depuis ses débuts jusqu’à nos jours. Que nos sciences aient commencé par être une poussière de petites découvertes éparses et sans lien, qui se sont groupées ensuite — groupements dont chacun a été lui-même une découverte — en petites théories, elles-mêmes fusionnées plus tard en théories plus vastes, confirmées ou rectifiées par une multitude d’autres découvertes, enfin reliées puissamment par des arches d’hypothèses jetées sur elles, hautes inventions de l’esprit unitaire ; qu’il en soit ainsi, cela est indiscutable. Il n’est pas de loi, il n’est pas de théorie scientifique, comme il n’est pas de système philosophique, qui ne porte encore écrit le nom de son inventeur. Tout est la d’origine individuelle, non seulement tous les matériaux, mais les plans, les plans de détail et les plans d’ensemble ; tout, même ce qui est maintenant répandu dans tous les cerveaux cultivés et enseigné à l’école primaire, a débuté par être le secret d’un cerveau solitaire, d’où cette petite lampe, agitée, timide, a rayonné à grand-peine dans une étroite sphère à travers les contradictions, jusqu’à ce que, fortifiée en se répandant, elle soit devenue une lumière éclatante.

Mais, s’il est évident que la science s’est construite ainsi, il n’est pas moins certain que la construction d’un dogme, d’un corps de droit, d’un gouvernement, d’un régime économique, s’est opérée pareillement ; et, s’il y a des doutes possibles en ce qui concerne la langue et la morale, parce que l’obscurité de leurs origines et la lenteur de leurs transformations les dérobent à nos yeux dans la plus grande partie de leur cours, combien n’est-il pas probable que