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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

où elle atteint vraiment sa perfection et produit des merveilles, est profondément imprégnée de vues spéculatives ; et ce peut être précisément le moyen de juger le degré d’avancement d’une science d’observation, que d’apprécier la quantité de théorie pure qui s’introduit dans l’interprétation générale des expériences.

Enfin, après les considérations historiques que nous avons présentées plus haut, on comprendra que nous nous demandions s’il n’y a pas dans les préoccupations sociales du temps présent la marque d’une orientation nouvelle, dangereuse pour la spéculation purement désintéressée.

Sans contester que bien des penseurs ne prennent goût aux questions sociales qu’en songeant à une réalisation effective de leurs conceptions, il est permis de noter, comme symptôme rassurant — (j’entends du point de vue où nous nous plaçons) — les tendances théoriques de la plupart de ceux qu’attirent ces études. On parle assez couramment de nos jours du socialisme scientifique, et même on commence à connaître en France la doctrine venue d’Allemagne, qui porte ce nom. Elle inspire jusqu’à nos hommes politiques, qui, pour la propager ou la combattre, pénètrent forcément sur le terrain de la théorie. À plus forte raison les philosophes, qui s’efforcent de constituer une science des faits sociaux, restent-ils naturellement dans un ordre d’idées qui n’a rien d’incompatible avec la spéculation scientifique, sous sa forme générale et abstraite. Bien au contraire, serions-nous tentés de dire. Auguste Comte voyait dans l’avènement de la sociologie, dont il a tâché d’être le fondateur, le principe d’une organisation systématique des sciences ; et si on pensait que depuis lors, chez les jeunes sociologues, la séparation de deux ordres d’idées risque de se faire au profit de préoccupations exclusivement pratiques, nous renverrions le lecteur aux belles études de M. Bernès[1], qui nous montrent la sociologie renouvelant la science, loin de s’y opposer, en étendant la signification même de l’idée de science. N’y a-t-il pas un rapprochement curieux et rassurant à faire entre pareils efforts et ceux d’un Socrate poursuivant, à propos de la morale, la définition et les conditions fondamentales de la connaissance scientifique ?

Bref, il nous semble que, dans ses tendances générales, ce siècle n’est pas aussi éloigné, qu’on veut parfois le dire, de la spéculation

  1. Cf. particulièrement l’article paru dans cette Revue, mars 1895 : La Sociologie, ses conditions d’existence, son importance scientifique et philosophique.