Page:Revue de métaphysique et de morale, 1897.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
193
CRITON.dialogue philosophique entre eudoxe et ariste

Eudoxe. — L’expérience n’est-elle pas la rencontre de la pensée avec une multiplicité changeante ?

Ariste. — Vous avez raison.

Eudoxe. — Mais qu’arrivera-t-il si la pensée, négligeant cette multiplicité changeante, se renferme en elle-même ?

Ariste. — Il me semble qu’alors l’objet sera pour elle comme s’il n’était pas.

Eudoxe. — Il faut donc que la pensée ne puisse pas négliger la multiplicité changeante ?

Ariste. — Il le faut.

Eudoxe. — C’est-à-dire qu’elle soit forcée d’y penser ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Il faut donc poser que la multiplicité changeante est une multiplicité sensible ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Posons donc que la pensée éprouve une multiplicité changeante.

Ariste. — Je veux bien vous l’accorder. Mais voilà qu’au lieu de prouver nous demandons, et qu’au lieu de déduire, nous posons.

Eudoxe. — C’est que je suis assuré, mon cher Ariste, que l’opposition entre la pensée et son objet ne peut être réduite ; j’ai pleine confiance dans la puissance de la raison humaine, mais s’il y a vraiment quelque problème insoluble, j’ose dire que c’est celui-là. C’est pourquoi, au lieu de faire là dessus quelque raisonnement bâtard, par quoi la pensée tire son objet d’elle-même, prenons le parti de supposer un contraire de la pensée, à quoi la pensée se heurte, afin que de là puissent se déduire, sans subterfuge et avec une entière rigueur, tous les autres principes. Car c’est faute d’avoir bien distingué ce qui est démontrable et ce qui ne l’est pas que Kant, en paraissant démontrer son principe de la qualité, aussi bien que Leibniz, en formulant son principe des indiscernables, sans dire d’où il le tire, ni sur quoi il le fonde, n’ont fait que poser que la multiplicité sensible existe, oubliant même le changement, et ne faisant ainsi que dissimuler, sous le nom de principe, une partie seulement d’une demande indémontrable. Mais poursuivons notre déduction.

Ariste. — Poursuivons-la, Eudoxe.

Eudoxe. — La pensée affirme ?

Ariste. — Nous l’avons dit.