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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

principes sont déduits, et qu’assurément vous connaissez, me donnait la même satisfaction qu’un édifice harmonieusement construit, j’étais aussi obligé de reconnaître que cette œuvre s’imposait à moi bien plutôt par sa beauté que par sa vérité, et qu’en somme la nécessité de quatre catégories comprenant chacune trois divisions n’était nullement démontrée ; que, par suite, la déduction des principes reposait sur des affirmations arbitraires ; qu’enfin, puisqu’un si puissant esprit n’avait pu mener à bien la déduction rigoureuse des principes, il était sage de ne la point tenter après lui, avant de s’être exercé à toutes les sciences, et surtout aux parties de la philosophie les plus concrètes et en quelque sorte les plus matérielles, à quoi la longueur ordinaire de la vie humaine me paraissait ne devoir suffire qu’imparfaitement. C’est pourquoi je m’entretiendrais avec vous plus volontiers du mouvement, de la perception, de la nature du corps, et d’autres sujets de ce genre, que des principes et du principe des principes, et je crois que nous aurions plus de profit à étudier de près une des illusions des sens les plus communes, qu’à discourir de la Raison en général.

Ariste. — Me laisserez-vous donc aux prises avec toutes les idées confuses que j’ai recueillies dans les livres au sujet des principes qui dirigent notre pensée, et souffrirez-vous que je me serve de ma raison sans en avoir vérifié les pouvoirs, sans savoir même si elle est quelque chose de plus qu’un mot ?

Eudoxe. — Cette difficulté ne me touche point autant que vous le pourriez croire, Ariste, et, quelque surprenante que puisse vous paraître cette opinion, j’estime qu’un philosophe peut très bien se servir de sa Raison sans savoir au juste ce que c’est que la Raison, de la même manière que les plus illustres savants ont pu se servir de leur intelligence, et s’en bien servir, sans savoir ce que c’est que l’intelligence, ni même si l’intelligence est quelque chose, parler des nombres sans savoir ce que c’est que le nombre, des lignes droites, sans savoir si une ligne droite est possible, du mouvement, sans se demander si le mouvement existe, et ainsi du reste. La nature même doit ici nous instruire, puisque nous sommes poussés par elle à marcher avant de savoir comment nous marchons, et à respirer avant de savoir comment nous respirons ; c’est pourquoi, nous confiant une fois de plus à la nature, nous devons nous appliquer à bien penser avant de savoir ce que c’est que bien penser.

Ariste. — Un tel discours me surprend d’autant plus, Eudoxe, que