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60 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tons, ce que nous éprouvons, ce qu’en un mot nous vivons, étant antérieur à l’idéation, ne peut être connu. Il n’y a donc pas à espérer qu’une « science du réel » vienne à découvrir un jour ce qui se dérobe à la connaissance scientifique en général, et il n’y a pas de réalité cachée qui puisse être saisie intellectuellement par d’autres méthodes que celles de la science ordinaire. Aucun scepticisme, par conséquent, ne saurait naître de cet idéalisme qui englobe tout ce qui existe dans les notions et les concepts ; car si l’on doute d’une vérité, on lui substitue une autre vérité, révélable, par définition, puisqu’elle est vérité, et si l’on suppose qu’on a une connaissance fausse et incomplète, on fait intervenir la pensée d’une connaissance vraie et complète, toujours possible, logiquement, puisqu’on la définit comme connaissance. Mais le réel inconnaissable ne peut être vérité parce qu’il ne peut être pensé et que, par suite, il n’existe pas logiquement. Aussi n’y a-t-il pas à craindre de le voir devenir un motif de doute systématique, car il est impossible de le mettre en balance avec le contenu actuel ou futur de la connaissance. Il n’est pas inconnaissable par impuissance ou par défaut de la connaissance ; il l’est par essence, et il faudrait que la connaissance ne fût pas ce qu’elle est pour qu’il devînt connaissable.

Ce réel inconnaissable n’a rien de commun avec les schèmes ultimes que l’on obtient en dépouillant les concepts des attributs qui les déterminent et les conditionnent, sauf de celui d’existenee ; il n’est ni la Substance, ni la chose en soi, ni l’Absolu, vers la contemplation desquels tendent les efforts de la spéculation ignorant la critique. Ce n’est pas parce qu’il est hors de la portée de notre intelligence et de notre raison que nous ne l’atteignons pas, mais parce que notre intelligence et notre raison se réalisent elles-mêmes suivant une forme qui l’exclut.

Ce réel inconnaissable, c’est le sensible donné dans la conscience avant que l’idéatidh lui ait imposé la forme logique de l’existence. Notre vie ne s’écoule pas uniquement et exclusivement à penser, à réfléchir sur les choses et sur nous-mêmes. Nous sentons d’abord, et nous vivons ensuite aussi une vie d’émotions, d’affections et d’appétits. Ces modalités psychiques indéniables, les idées les symbolisent, les représentent ou les signifient, mais elles ne les remplacent point. Nous agissons, et les actes mêmes, dans leur développement, sont insondables et ineffables ; les idées n’en saisissent que les antécédents et les conséquents ; elles n’en atteignent pas le devenir. Que