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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Sans doute, ce style d’honnête homme, tout proche du langage de la vie commune, chargé encore de sensations et d’éléments concrets, a contribué à lui donner une grande prise sur ses contemporains, parce que tout le monde pouvait le lire, et parce qu’il était le seul que tout le monde pût lire, sur les matières dont il traitait.

Mais, sans plus parler des lecteurs, a-t-il eu une action sur certains auteurs, ou sur certains genres, par sa forme littéraire ? Il est — à peu près — le premier à écrire de métaphysique et de science en français : et ainsi il enrichit la littérature d’une province considérable. Mais cette province, il la lui reprend aussitôt qu’il la lui donne, parce qu’il impose aux recherches métaphysiques une précision technique qui les retranche du domaine commun des intelligences et semble les interdire aux profanes. En sorte que la communauté de la langue est compensée par la spécialité des idées. Cependant la compensation ne se fait pas tout à fait, et la littérature française y garde un bénéfice. Car l’emploi du latin était un obstacle que rien ne pouvait supprimer il excluait le livre du grand public comme de la littérature française. La spécialité de la pensée n’est pas au contraire une défense absolue elle peut être vaincue ou par l’attention du lecteur ou par le génie de l’écrivain ; et ainsi, lorsqu’on écrira en français sur la philosophie et les sciences, il pourra arriver qu’un public intelligent adopte l’œuvre, ou qu’un art personnel lui donne la forme littéraire.

Descartes a ainsi frayé la voie à tous ceux qui, écrivant sur des matières spéciales, ont su se mettre à la portée de l’intelligence commune, et créer une beauté littéraire en quelque façon (je ne dis pas Pascal, parce que la théologie depuis Calvin appartenait à la littérature) Malebranche, Fontenelle, Buffon même, et, par tout ce qu’il y a de proprement technique dans leurs écrits, Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, les encyclopédistes, relèvent de lui.

Au moment où la société mondaine, se formant, exclut de la littérature tout ce qui n’est pas du commerce des honnêtes gens, Descartes, qui d’abord semble assurer cette exclusion, rouvre en réalité pour un avenir prochain la porte qui se fermait à toutes les spécialités intellectuelles, en posant que la raison est commune et souveraine, et en prouvant que tout ce qui est rationnel peut être intelligible aux honnêtes gens qui prennent la peine de bien user de leur raison.

Gustave Lanson,
Professeur de rhétorique au Lycée Louis-le-Grand.