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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

enchaînement nécessaire d’idées claires et distinctes ne représente pas en définitive la nature réelle, et, dans les domaines où s’exerce la liberté humaine, n’exprime pas la seule réalité légitime en sorte que toute réalité qui n’y est pas conforme doit disparaître et faire place à une réalité conforme. Tout ce qu’il y a de hardi, de décisif, d’à priori et de révolutionnaire dans l’esprit philosophique est de pure essence cartésienne.

Au point de vue littéraire, un des caractères originaux de la philosophie du xviiie siècle est l’application de la forme du conte et du roman à l’exposition des idées philosophiques. On pourrait analyser la structure de ces récits, et l’on en admirerait la rigueur, l’exactitude, l’adresse : chaque fait, chaque incident, chaque personnage est la figure d’une idée. Rien de poétique, rien de pittoresque, rien en général de vivant dans ces récits : mais ils ont une justesse géométrique qui leur donne une grâce singulière, une élégance intellectuelle à quoi rien ne saurait se comparer.

Or la nature des fictions qui ne prétendent certainement pas à faire illusion, et pour lesquelles l’auteur n’exige aucune créance, nous avertit que ces faits et ces êtres ne nous sont pas présentés comme les cas réels qui contiennent les idées, comme les expériences ou les observations dont on extrait les lois et les types ce sont uniquement les figures des notions intelligibles, les constructions par lesquelles se représentent graphiquement des rapports idéaux peu importe dès lors qu’elles soient arbitraires, chimériques, fabuleuses, fantaisistes. Le caractère réel ou irréel, ni le plus ni le moins, n’importe il suffit que la fiction soit nette, précise, démonstrative : Micromégas, Zadig, Candide ne prétendent qu’à cela, et valent par lâ. Or cet usage de la narration romanesque, absolument purgé de toute intention réaliste, séparé de toute recherche de vraisemblance ou d’illusion, cet usage en quelque sorte géométrique, et tout à fait original, ne se peut rattacher logiquement qu’à la méthode de Descartes. On pourrait dire qu’il y a eu une littérature d’imagination cartésienne, dont Candide est le chef-d’œuvre et donne la formule.

En voilà, je crois, assez pour faire comprendre comment s’est exercée l’influence de Descartes sur la littérature, quelles ont été l’étendue et la profondeur de cette influence. On pourrait se demander si, même en notre siècle, quelque chose de Descartes n’est pas resté dans les esprits : la pente qu’ont beaucoup de nos contemporains à poser des principes, à réduire toute réalité à des principes,