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G. LANSON.PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE ET LITTÉRATURE.

donnera les règles : répéter dans toute recherche intellectuelle l’évolution naturelle de la pensée humaine ; partir de la sensation, du fait sensible que l’on note exactement ; réunir des collections de faits, que l’on compare avec attention ; de cette comparaison, extraire des idées, qui, comparées à leur tour, fourniront des rapports et des lois, s’ordonneront en séries et en groupes : les abstractions les plus hautes étant le terme et non le principe du procédé logique[1]. Dans les genres proprement littéraires, le représentant éminent de cette méthode sera Stendhal.

Mais cette méthode ne deviendra commune et ne marquera de son empreinte le plus grand nombre des esprits que vers la fin du siècle. Jusque-là l’intelligence française appartient à Descartes, et l’on peut dire que presque tout le travail philosophique de notre xviiie siècle s’est fait avec l’instrument qu’il avait préparé.

Les caractères sensibles et les défauts apparents de la philosophie voltairienne ou encyclopédique sont des propriétés, des conséquences, ou des applications de la méthode cartésienne. Ce que Taine, dans l’Ancien régime, attribue à l’esprit oratoire, doit être rendu à la forme cartésienne de l’esprit scientifique.

On a surtout reproché à la philosophie du xviiie siècle son abus de l’a priori. Tous les faiseurs de systèmes posent des principes, donnent des définitions, et ils tirent des conséquences sans avoir songé à établir leurs principes ni à justifier leurs définitions. C’est qu’ils appliquent le critérium de l’évidence. Tout ce qui leur parait évident, ils l’affirment ; et de là découlent à la fois leurs témérités en philosophie, leurs timidités en littérature, les préjugés communs de leur monde n’ayant pas moins d’évidence pour eux que les paradoxes de leur conception personnelle.

Ils ne songent pas à se demander si la réalité autorise leurs principes ou leurs définitions : ils trouvent la réalité au terme de leur analyse ; et s’ils ne la trouvent pas, ils la condamnent, comme Montesquieu condamnait par ses lois l’Espagne et le Japon. Leur méthode n’est ni critique, ni historique, ni expérimentale : elle est purement analytique. La réalité est citée par eux pour être jugée par leurs systèmes. Ils sont portés à prendre toutes les idées claires et distinctes pour des idées vraies ; il leur parait impossible qu’un

  1. Voir Condillac, Art de penser, II, v, 9-10. L’opposition des deux méthodes éclate dans ce lait que les idées simples sont pour Condillac les plus voisines et pour Descartes les plus éloignées des sensations.