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G. LANSON.PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE ET LITTÉRATURE.

rique est un inconnu ; il le traite comme connu, et, l’analysant, il le réduit à une proposition déjà démontrée[1]. Et là encore, dans cet emploi de la matière historique, nous saisissons la cause de l’indifférence de l’auteur à la critique historique.

Ainsi la science des faits politiques est organisée par Montesquieu exactement comme la science des phénomènes physiques par Descartes ; l’observation a exactement la même place, le même emploi dans l’une et l’autre construction ; toutes les deux se développent du simple au composé, ayant pour terme dernier les réalités particulières dont elles donnent l’explication, et qu’elles font connaître comme les conséquences nécessaires de leurs principes.

Si nous regardons l’Esprit des lois de ce point de vue, nous en comprendrons à peu près tous les caractères, les singularités, les lacunes même et les faiblesses. Nous concevrons qu’il faut prendre à la lettre, comme une indication de méthode et non comme une fanfaronnade ou une illusion d’auteur, les déclarations que Montesquieu fait dans sa Préface « J’ai posé les principes et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de chaque nation n’en être que les suites… Quand j’ai découvert ces principes, tout ce que je cherchais est venu à moi. » Descartes n’eût pas parlé autrement.

Faisons la part de ce qui est dans l’Esprit des lois pure apparence formelle, recherche d’art, déguisement de prudence, détour •spirituel ou malin, amusement pour le lecteur et précaution de l’auteur : il n’en sera pas moins notable que tout ce raffinement se réduit à substituer l’objet idéal à la figure sensible, à déduire a priori le réel au lieu de le poser comme un phénomène à étudier, à engendrer, si je puis dire, le fait historique au lieu de le constater. C’est-à-dire que Montesquieu, pour se couvrir ou pour piquer la curiosité, a étendu l’emploi de sa méthode au delà de ce que la démonstration scientifique réclamait c’est un jeu, si l’on veut, mais c’est le jeu d’un cartésien.

Et enfin, nous expliquerons par la méthode le morcellement infini de la matière, que l’on a tant de fois reproché à Montesquieu, ou signalé comme un indice de son tempérament. Loin de manifester par là le décousu de sa pensée, comme je l’ai cru longtemps avec bien d’autres, il témoigne par là qu’il procède avec ordre et cherche une connaissance claire et distincte. Chaque chapitre contient une

  1. Voir par exemple le chap. xv du livre VIII.