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G. LANSON.PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE ET LITTÉRATURE.

1660, chez Boileau, chez Racine, chez Molière, chez La Fontaine, chez tous les grands écrivains mêmes de la fin du siècle, chez Bossuet, chez Fénelon, chez La Bruyère, il y a quelque chose — et de principal — qui ne vient pas de Descartes et ne s’accorde pas avec Descartes.

Qu’est-ce donc ? C’est la poésie et l’art, et cela vient — des tempéraments évidemment, — mais, en tant que principe légitimant le tempérament, cela vient de l’antiquité. C’est l’imitation des anciens qui maintient contre l’esprit cartésien, et je dirais presque contre l’esprit du siècle, la beauté poétique ou oratoire, la forme artistique. Cela est visible dans l’Art poétique et les diverses œuvres critiques de Boileau. Son idéal n’est pas l’« idée » cartésienne, distincte, claire, un pur intelligible. S’il réduit le beau au vrai, il entend par le vrai le naturel, et par la nature, la forme réelle des choses. Il veut que le poète s’attache au vrai universel mais les vérités universelles de la poésie, ce sont pour lui les types constants des espèces, non pas l’essence abstraite, mais la forme normale. Si bien que ce qu’il appelle la raison en poésie, c’est en définitive non point l’exactitude de la notion, mais la ressemblance de l’image. Et le sublime n’est précisément que l’expression qui peint le plus sensiblement la chose ou l’action.

Ainsi toute une théorie d’art se superpose et s’oppose dans l’Art poétique à la science cartésienne pareillement, dans les œuvres classiques, au signe abstrait qui note le concept intelligible se trouve substituée la forme esthétique qui imite l’a forme vivante.

Tant s’en faut que le cartésianisme soit pour rien dans l’art classique, que bientôt il va le détruire. La querelle des anciens et des modernes est la revanche de l’esprit cartésien sur le goût antique, de l’analyse sur la poésie, de l’idée sur la forme, de la science sur l’art. Ceux qui mènent la campagne contre l’antiquité sont des cartésiens avoués, Charles Perrault, Fontenelle ; et ce sont les conséquences nécessaires de la pensée de Descartes qu’ils s’efforcent d’imposer à la littérature. Toutes les idées du parti des modernes sont des idées cartésiennes.

Défiance de l’autorité, d’abord dans le respect des anciens, on trouve quelque chose de suspect et de choquant. L’enthousiasme d’un Boileau, d’un Racine ne saurait être parfaitement raisonnable : car la beauté d’Homère, par exemple, et d’Euripide n’est pas évidente a priori, ni démontrable géométriquement. C’est donc un