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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

temps de Henri IV à s’enfermer dans l’expression des idées, dans l’analyse psychologique ou la description oratoire de l’homme moral. Mais il semble ici encore éclaircir et confirmer les tendances apparues hors de lui : il a constitué visiblement la philosophie et la science en spécialités où l’on ne pouvait se flatter de rien découvrir ou connaître sans une forte application. Il a fermé la métaphysique, la physique aux honnêtes gens, comme déjà les mathématiques leur étaient fermées : je veux dire qu’il les a retirées à leur libre spéculation, à leur invention spontanée, et ne leur a laissé l’espoir d’y participer que par l’enseignement professionnel d’un maître. Il n’a laissé à la portée de tous que les faits de conscience, immédiatement connaissables, seule réalité facilement convertible en idées, et d’où chacun puisse se flatter de parvenir à des vérités certaines. Descartes, ici, encourageait le siècle à s’abandonner sur la pente où il glissait. Il plaçait le reste trop haut et trop loin : dans le domaine moral seulement, il permettait, il promettait à tous des connaissances faciles. Nous verrons pourtant que, s’il éloigne la science, il n’en défend pas l’accès ; il ne la sépare que pour y mieux conduire.

V

Sur un point essentiel, le cartésianisme subit, dans la seconde moitié du xviie siècle, un grave échec ; les grandes œuvres, en leur essentielle beauté, ne relèvent pas de lui, et même le contredisent.

En effet, je n’aperçois dans la doctrine de Descartes aucune possibilité d’une esthétique. Le beau se confond dans le vrai. Le système cartésien est une expression mathématique de l’univers. Et une littérature procédant du cartésianisme ne peut être qu’une littérature d’idées pures, où les mots ne seront que les signes aptes à représenter les objets intelligibles, où la phrase ne sera que des combinaisons de signes exprimant les rapports intelligibles : une idéologie en substance, et dans la forme une algèbre, voilà ce que peut être une littérature cartésienne.

Et la littérature classique n’est pas cela, évidemment. Outre sa valeur intelligible, elle a une valeur esthétique. Elle nous offre un travail poétique ou oratoire, des formes d’art. Il y entre des éléments de sensibilité et d’imagination, que rien n’explique ou n’autorise dans la philosophie cartésienne ou bien celle-ci ne les admettrait que par une conception trop méprisante de la littérature. En un mot, dans les œuvres de cette école de grands poètes qui apparaît après