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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

constamment appel au bon sens, dans les discussions littéraires c’est le bon sens qui est le père des règles. « Tout l’esprit du monde, dit-il, semé dans un ouvrage où le jugement ne préside pas, ne sert qu’à faire un beau monstre. Il prétend, ou il croit, en toute matière, ne suivre que la raison, et, qu’il s’agisse des drames, de l’histoire, ou de l’épopée, promulguer « les lois du jugement » plutôt que celles des anciens[1].

L’abbé d’Aubignac, qui passe pour le farouche et servile exécuteur des décisions d’Aristote, ne réclame aussi pour les fameuses règles d’autre autorité que celle qui leur vient de la raison ; il le dit en termes qui méritent d’être rapportés. Lorsqu’il propose les trois unités, il prévoit qu’on essaiera de les écarter précisément au nom de la raison, en disant « qu’il ne faut point se faire de loi par exemple et que la raison doit toujours prévaloir sur l’autorité ». Comment repousse-t-il cette objection ? Nullement en contestant le principe il l’admet au contraire et s’en empare pour sa thèse « Les règles du théâtre, affirme-t-il, ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. » Et le principe lui servira même à resserrer la rigueur des règles. À ceux qui allégueront qu’elles ont été plus d’une fois violées par les anciens, et qu’ainsi les modernes peuvent en prendre à leur aise avec elles, il répondra : « La raison étant semblable partout à elle-même, elle oblige tout le monde… Je ne veux proposer les anciens pour modèle qu’aux choses qu’ils ont faites raisonnablement… Car il n’y a point d’excuse contre la raison[2]. » La Pratique du théâtre ne parut qu’en 1657 : mais il y avait longtemps que les idées de l’auteur étaient arrêtées, et les discussions en particulier qui ont trait à l’établissement des règles se rapportent à des polémiques antérieures d’une vingtaine d’années.

Balzac, tout nourri qu’il est de l’antiquité, n’a garde de lui accorder un empire tyrannique il ne demande que du respect, qui laisse l’indépendance entière. « Si la vérité nous y oblige, séparons-nous de nos maîtres, mais prenons congé d’eux de bonne grâce[3]. » Et il donne ailleurs ce précepte absolu : « Imagine-toi que la raison est une chose si sainte que tu lui dois céder en quelque lieu que tu la rencontres[4]

  1. Lettres, éd. Tamisey de Larroque, t. I, p. 402-3 et 632 ; t. II, p. 276 et 685, etc.
  2. Pratique du théâtre, I, 4.
  3. Dissert. critique, XIII : Le Faux critique.
  4. Lettres, III, 3, à Hydaspe.