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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ne fournissent point une démonstration suffisante. La question est délicate et complexe, et demande à être examinée de très près.

M. Krantz[1], qui l’a étudiée il y a une quinzaine d’années, n’a pas résisté à la tentation de rapporter tout à Descartes dans la littérature du XVIIe siècle et d’en rattacher tous les caractères comme des effets immédiats et nécessaires aux principaux articles de la méthode et de la doctrine cartésiennes. Descartes devenait ainsi comme la cause unique et universelle du génie classique. La thèse ainsi présentée n’était guère soutenable ; et il n’y a, je crois, plus personne aujourd’hui pour la soutenir. Elle ne pouvait s’établir que par un absolu parti pris, en négligeant toutes les autres causes qui pouvaient concourir avec celle-là, et en érigeant par une opération arbitraire toutes les analogies ou concordances en rapports de filiation.

Pour évaluer exactement l’influence de Descartes, certaines précautions sont nécessaires. D’abord, nous nous tiendrons en garde contre les ressemblances verbales : l’identité du vocabulaire n’implique pas l’identité des conceptions. Ainsi pour trouver du cartésianisme dans l’Art poétique, il ne suffira pas de constater que Boileau fait dominer partout la raison. Car il n’est pas évident a priori que Boileau entende par le mot raison la même chose que Descartes.

Puis, nous éviterons d’attribuer à l’influence de Descartes certains caractères très généraux de la littérature classique, qui pourraient venir d’autres causes. Par exemple, si cette littérature classique est merveilleusement ordonnée, cet ordre est-il un effet des principes cartésiens, ou un héritage de l’art gréco-romain ? Horace, avec son lucidus ordo, peut bien y être pour autant que Descartes, avec sa méthode.

Si l’analyse psychologique tient tant de place dans les ouvrages de tout genre au xviie siècle, ce peut être parce que Descartes a séparé absolument l’esprit de la matière, et déclaré le monde intérieur de la pensée plus facile à connaître que le monde extérieur de l’étendue ; la concordance est frappante et l’explication séduisante. Mais que d’autres causes se présentent pour rendre compte de l’effet ! Dans le genre dramatique, les règles qui mettent le poète très à l’étroit en tout ce qui relève de l’étendue et de la durée, ne lui laissent de libre issue que du côté de l’étude des âmes, dont les actes, en un

  1. E. Krantz, Essai sur l’Esthétique de Descartes, 1882, in-8o.