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E. BOUTROUX.DU RAPPORT DE LA MORALE À LA SCIENCE.

humaine. Tandis que les stoïciens ne savaient que condamner la passion, où ils retrouvaient la violence et l’indiscipline de la nature brute, Descartes l’apprivoise, en en pénétrant les causes, et la change en auxiliaire de la raison. L’homme n’est plus écrasé par la nature : il s’en sert. L’âme n’est plus prisonnière du corps : elle le mène. La morale n’est plus l’art de s’isoler des choses et de se suffire : c’est le commandement de faire de la raison, qui est notre essence, une réalité vivante et souveraine, la reine de la nature.

Et cet empire même de la raison sur les choses n’est, aux yeux de Descartes, que le moyen pour elle de poursuivre les fins qui lui sont propres, telles que l’amour de Dieu et l’intérêt du tout dont on fait partie[1]. La métaphysique cartésienne, grâce à sa méthode, nous fait connaître avec certitude ces vérités suprêmes, qui sont les lumières indispensables de la volonté. C’est là une nouvelle originalité de la morale cartésienne. Les anciens, certes, ont élevé fort haut les vertus ; mais, ignorant cette métaphysique, ils ne pouvaient les bien connaître, et souvent ce qu’ils appellent d’un si beau nom n’est en effet qu’un égarement de la volonté[2].

C’est donc bien par son union intime avec la science que se distingue d’un bout à l’autre la morale cartésienne. Mais on ne saurait dire qu’elle dérive de la science, surtout de la science des choses naturelles. Dans toutes ses phases elle se sert de la science pour atteindre à son but, qui est la détermination parfaite de la volonté par la raison. La pleine réalisation de la raison est la fin, tout le reste n’est que moyen. En toutes choses, dit Descartes[3], c’est la bonté de l’esprit qu’il nous faut rechercher ; le reste ne mérite d’être estimé que dans la mesure où il y contribue.

Émile Boutroux,
Professeur d’histoire de la philosophie moderne à la Sorbonne.
  1. Lettre à Mme Élisab., 16 juin 1645. Garn., III, 192-3.
  2. Méth., I, 10.
  3. Reg., I.