Page:Revue de Paris - 1932 - tome 6 - numéro 22.djvu/91

Cette page a été validée par deux contributeurs.

meules des champs il arriva à Braïla, où le premier habitant qu’il rencontra, un brave cordonnier, enrayé de son aspect l’interrogea, l’emmena chez lui, le considéra comme son neuvième enfant, à côté des huit qu’il possédait déjà, et lui apprit son métier.

— Ah, j’étais heureux ! — racontait Avramaki. Je ne concevais pas une existence plus douce au paradis, malgré notre travail intense et la pauvreté qui régnait dans le ménage.

Mais il « était écrit » que ses souffrances allaient recommencer sous une forme inouïe. Il avait vite appris le métier, ainsi qu’à lire et à écrire, et justement, pour ses treize ans, on venait de lui accorder un petit salaire, comme argent de poche, quand, un dimanche, allant livrer une paire de bottines à une maudite femme aux mœurs abominables, celle-ci retint le garçon à déjeuner avec elle, le soûla et… !

Avramaki jurait qu’il ne se souvenait plus de ce qui s’était passé ensuite, mais il s’aperçut, quelques jours plus tard, qu’il souffrait d’une « maladie honteuse », dont il avait entendu parler. À son âge cela lui parut monstrueux. Il cacha tout, souffrit cruellement, sans se soigner, maigrissant à vue d’œil, puis deux affreux bubons surgirent des deux côtés de son bas-ventre. Alors la douleur fut telle que, par crainte de se voir trahi, il déserta la maison de son bienfaiteur, tout comme il avait fui la forge de son oncle, avec la différence que cette fois il marchait en s’appuyant contre les palissades et qu’il abandonnait une maison accueillante. Il alla s’écrouler devant la porte de l’hôpital communal, où il fut facilement découvert par son patron et ami, qui le plaignit, ne lui fit aucun reproche et, après la guérison, le ramena au bercail. Avramaki y resta jusqu’à ses vingt et un ans, quand, exempté du service militaire, il épousa la fille de celui qui par deux fois l’avait ramassé sur la route et dont il devint l’associé.

Les années s’écoulèrent. Les vieux moururent. Avramaki et sa femme furent tous deux gagnés aux idées socialistes qui étaient alors, pour la première fois dans le pays, propagées par des intellectuels tels que Gherea, Mortzoun, Nadejde, Diamandy et autres. Avramaki, dont l’âme était préparée par la lecture de tout ce qu’on écrivait et traduisait de mieux à l’époque, devint rapidement l’apôtre braïlois