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mur, le fameux commandement : Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! Le secrétaire non rétribué de ce syndicat, un ouvrier électricien, venait tous les soirs passer là une heure pour recueillir de nouvelles inscriptions éventuelles. Le connaissant, Adrien n’eut besoin d’aucune recommandation. Il paya la taxe, ainsi que la cotisation pour trois mois, six francs en tout, prit « sa Carte de membre » et, sortant dans la rue, se heurta à un ami d’enfance dont l’adhésion aux idées anarchistes les plus violentes et le caractère désagréable avaient brisé la vie, mais dont la puissante et honnête personnalité gardait toute l’admiration d’Adrien.

C’était l’étudiant en physique et chimie Jean Rizou, surnommé Tchioupitoux[1], à cause de son visage affreusement marqué de petite vérole. Il allait passer ses derniers examens à la faculté des sciences de l’Université de Bucarest quand son père, riche quincaillier ruiné au jeu, se tua. Resté sans ressources, le jeune Rizou eut encore le chagrin de s’apercevoir qu’un de ses professeurs l’avait pris en grippe à cause de ses idées anarchistes et le « recalait » pour la troisième fois, au même examen de chimie analytique. Comme il savait que cet universitaire n’était pas insensible à certaines sommes d’argent que des étudiants versaient à son secrétaire la veille de leur examen, il l’invectiva en plein cours, le traitant de « professeur véreux ». Ce fut la fin d’une carrière qui s’annonçait brillante. Exclu de l’Université, réduit à la misère, Jean Rizou se vit obligé de gagner sa vie en préparant des élèves au lycée de Braïla et en fabricant des fusées et des pétards qu’il vendait lui-même dans les fêtes populaires. Pour comble de malheur, une femme, une seule, traversa sa solitude afin de la lui rendre encore plus atroce. Il devint tout fiel avant d’avoir vécu. On ne lui connaissait aucune amitié. Nul ne savait dans quel taudis il broyait ses idées noires. Les anarchistes mêmes l’évitaient. Seul Adrien allait parfois le retrouver à la Ceainaria populacière où il prenait régulièrement son thé du soir, s’isolant dans le coin le plus obscur. Et, à l’égard d’Adrien, sa misanthropie était moins amère. Il estimait en lui le garçon sincère et l’autodidacte, qu’il avait laissé sur les bancs de l’école primaire.

  1. Le Marqué.