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voyait les femmes qui larmoyaient, suppliantes, devant les tavernes, et qui recevaient en plein visage le contenu du verre de leurs maris, quand elles n’étaient pas affreusement rouées de coups sur place, pour avoir osé venir les chercher « là où l’épouse ne peut que faire honte à l’homme ».

Adrien connaissait, dans tous ses tristes détails, cette vie de cigale cruelle que mène l’ouvrier du port, pendant une partie de l’année, comme il la connaissait durant l’autre partie, la plus longue, quand le dénuement complet, le froid, la faim, les maladies, ravageaient le foyer. Aussi, l’exemple du père Stéphane stimula-t-il sa conscience.

Comment ? Un homme vieux et faible jugeait que c’était son devoir de faire quelque chose pour améliorer le sort de son prochain, et lui, Adrien, jeune homme à la cervelle pleine de prétentions, restait inactif, se contentant de lire et de philosopher !

« Je ne suis, au fond, qu’un jouisseur à ma manière, se disait-il. Je ne cherche à faire que ce qui m’est agréable. Et voilà maintenant que les joies qui viennent de la femme commencent à occuper une place toujours plus grande dans ma vie. Bientôt je ne vivrai plus que pour elles, pour mes lectures et mon égoïste besoin de liberté personnelle. Et mon prochain ? Il n’y a pas de beauté morale dans une vie qui reste indifférente au sort de plus malheureux que soi. Où donc est la vraie beauté morale de ma vie ? »

Il y tenait beaucoup, mais il s’apercevait qu’il ne suffit pas de reconnaître le mal et de le maudire, pour en être quitte. Puis il venait de très bas. La vie de sa mère, blanchisseuse, travaillant durement pour un salaire de famine, devait lui rappeler qu’il y avait une injustice sur la terre. Lorsqu’on se sent né plus intelligent et plus généreux que la plupart de ses frères de misère, cette origine humble crée des obligations. Il se souvenait d’avoir lu quelque part que « l’intelligence, les dons, la générosité du cœur sont le patrimoine de l’humanité ». Plus on est doué, plus on a d’obligations envers celle-ci.

Enfin, il trouva qu’il n’était qu’un larbin et se méprisa. Oui, un larbin sensible aux amabilités de ses maîtres et qui, par-dessus le marché, divinisait les grâces de sa patronne. Pour