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les malheureux citadins qui habitaient les rues où passaient ces huit cents voitures, à l’heure du meilleur sommeil, c’était, on le pense bien, un enfer.

Mais le plus intolérable commençait le soir avec la saoulerie qui devait durer tard dans la nuit. Une bonne moitié des ghiotchars et des débardeurs, finissant la journée, s’arrêtaient infailliblement dans les bistrots semés sur leur chemin. Ils ne pensaient pas s’y attarder plus d’un quart d’heure. Nombre d’entre eux étaient même chargés d’emplettes, — poisson, viande, pain, — pour la maison. Il n’était question que de boire la chopine, de trinquer avec un « frère ». C’est pourquoi on ne s’asseyait pas, on buvait debout, tout en gardant dans l’autre main le brochet suspendu à une ficelle. Puis, chacun des deux « frères », n’admettant pas que l’autre payât le dernier, commandait, lui, un litre et deux grillades, et appelait le tsigane violoniste. C’est ainsi qu’on arrivait à minuit, quand la fraternité dégénérait en une bagarre générale, pendant laquelle on voyait le brochet s’écraser sur la tête du meilleur ami, les bouteilles voler en éclats et le sang couler généreusement.

Quelquefois le spectacle était ambulant. Deux ghiotchars, après s’être distribué nombre de horions, montaient dans leurs voitures et partaient en une course insensée à travers les rues désertes, rossant les bêtes et se cravachant réciproquement, jusqu’à ce que la violence d’un virage les envoyât s’écraser la tête contre un mur.

On assistait aussi à des scènes savoureuses. Telle épouse qui pouvait se permettre d’être féroce, s’élançait à la recherche de son mari et le découvrait attablé sagement, ivre et sentimental, en compagnie d’un camarade aussi brave homme que lui. Elle n’y allait pas par quatre chemins. Se plantant sur le seuil du bistrot, le poing sur la hanche, elle foudroyait du regard son mari et lui jetait les plus terribles et les plus populaires des jurons féminins roumains, et, s’arrachant une pantoufle des pieds, elle se précipitait sur le misérable époux qu’elle tirait hors du cabaret à coups de talon sur la tête.

Hélas ! ces féministes-là étaient rares. Le plus souvent on