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buaient à trois sous la portion. Le père Stéphane était là pour calmer la soif. Il allait d’un groupe à l’autre, plaçait son verre de limonade et son prêche contre le couteau. Adrien le suivit tout le long des quais et, à un moment donné, le vit s’attacher à un débardeur qui, de son couteau, coupait voluptueusement des morceaux de pain, mordait un saucisson et, en riant, tâchait d’échapper au vieux qui le suppliait de jeter le couteau dans le Danube :

— Vassili ! Vassili ! — gémissait-il. — Dis-moi si tu es un brave homme ou un assassin ?

— Je ne suis pas du tout un assassin. J’ai femme et enfants. Mais j’ai mon couteau dont je me sers comme tout le monde.

— Tu peux te servir d’un canif. Tiens, je t’en donne un, moi, mais passe-moi ton couteau.

Et le père Stéphane, les yeux larmoyants, tira de sa poche un de ces canifs allemands de deux sous, très populaires dans le pays, et l’offrit au débardeur. Celui-ci s’arrêta, interdit, regarda le limonadier avec une visible stupéfaction et fit l’échange, mais attendit pour voir ce que l’autre allait faire de son couteau. Le vieux, dès qu’il l’eut dans la main, cracha dessus et le jeta de toutes ses forces dans le Danube. Puis il s’éloigna.

Adrien le rejoignit :

— Vous faites cela souvent, lui demanda-t-il.

— C’est le dix-septième que j’ai désarmé ! chuchota le père Stéphane, soufflant péniblement.

Adrien prit sa tête à deux mains et s’en alla, se disant « Mais je suis un vermisseau, moi, à côté de cet homme qui croit, dur comme fer, qu’il désarmera, lui, les six mille débardeurs du port ! »

Avec les dockers, il y en avait, en effet, près de six mille, dont quelque huit cents voituriers, appelés ghiotchars, à cause de leur voiture à un cheval dit ghiotch. Le départ en masse de ces véhicules, à quatre heures du matin, déchaînait sur le pavé de la ville un bruit qu’on entendait confusément jusqu’à une lieue de distance dans la campagne. On eût dit la cavalcade de quelques régiments d’artillerie, allant au galop. Pour