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et chaussé de savates qui ne tenaient en place qu’à l’aide d’épingles et de bouts de fil de fer. Adrien, qui ne manquait pas un jour de courir les quais du port, l’aurait pris pour un mendiant, n’eût été le lourd récipient à limonade que ce vieillard portait en suant à grosses gouttes. C’était donc un limonadier, comme il y en avait d’innombrables.

On l’appelait « père Stéphane ». Mais, alors que tous les pères Stéphane limonadiers du port ne s’occupaient que de leur limonade et se souciaient peu de l’ignoble couteau des débardeurs, cet unique père Stéphane s’était dressé en ennemi acharné de l’outil meurtrier, comme un infatigable apôtre de son remplacement par le canif inoffensif. Il prêchait cette réforme à qui voulait l’entendre. Et lorsqu’on lui demandait si sa limonade était fraîche, il répondait par une malédiction à l’adresse du couteau que son client portait bien en vue.

Au début, cette croisade du pauvre hère parut à Adrien, comme du reste, à tous les gens du port, assez ridicule. Que pouvait-il, ce vieux bonhomme, contre une habitude que les autorités mêmes n’arrivaient pas à extirper, malgré toutes les recommandations ? Mais, à force d’assister plus souvent à son prêche et de regarder le visage illuminé de l’apôtre, Adrien changea d’avis. Puis il remarqua que les ouvriers avaient de la sympathie pour le limonadier. On eût même dit qu’il arrivait à les dominer, parfois. Ils acceptaient ses reproches, ne rechignant que faiblement. Cela était dû à un fait très important aux yeux de l’homme qui peine : l’absolu désintéressement du vieillard, sa misérable générosité même. Le père Stéphane avait toujours fermé les yeux sur les petites friponneries des débardeurs à qui il arrivait de s’éloigner parfois feignant d’avoir oublié de payer le verre de limonade. Le marchand ne le leur rappelait jamais. Il leur prêtait même des deux et des trois sous, qu’ils oubliaient également de rembourser. Un jour, Adrien fut le témoin d’une scène qui le bouleversa.

C’était après le coup de midi. Les débardeurs, en caleçon, le torse nu, le mouchoir sur la tête, mastiquaient à grands coups de mâchoire d’énormes bouchées de pain et de petites tranches de foie frit que des vendeurs ambulants leur distri-