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bandes de matelots prenaient d’assaut les maisons de joie. Les officiers allaient dans des « endroits sérieux » ; les simples marins, rue de l’Union, ou rue « de la Lanterne rouge », ou encore « sur le Fossé », comme disait le populaire.

Les premiers n’avaient sur les seconds que l’avantage de l’illusion. Consommations et autres marchandises étaient absolument les mêmes, avec cette seule différence qu’on les obtenait à des prix bien plus élevés.

Les habitants de la cité savaient encore que, si l’officier préférait prendre une voiture pour rentrer à bord, le matelot mettait toute une nuit pour faire le même chemin à pied, courant ainsi le risque de tomber, au coin de quelque rue obscure, sur le couteau d’un débardeur qui ne lui en voulait nullement, mais qui avait décidé justement cette nuit-là de ne point aller se coucher sans avoir fait son coup. Cela ne créait pas à Braïla la réputation de ville mal famée, car le vol n’était jamais le but du crime. Il n’avait même aucun but. On tuait par excès de béatitude. Et le même débardeur ivre pouvait, durant son ivresse, être tout aussi bien assassin que victime. La nuance était imperceptible et entièrement abandonnée au hasard, qui décidait, en une seconde, du couteau criminel et du ventre qui allait le recevoir.

Car ce couteau redoutable, dont on parlait dans tous les milieux policiers de la Roumanie et qui faisait tant d’innocentes victimes à Braïla, aux époques de grands travaux, ce couteau n’était pas une arme, mais un outil. Tout ouvrier du port le portait enfermé dans une gaine, obliquement plantée dans sa ceinture, servant cent fois en une journée, pour couper la ficelle avec laquelle on attachait les sacs chargés de blé. Certes, il était affreux, long de vingt centimètres, pointu et très affûté. Pour couper une pauvre ficelle, un petit canif eût largement suffit. Et il eût évité à chacun, aux heures de liesse, la sanglante tentation.

C’est ce que n’arrêtait de clamer à tous les vents, en ce temps-là, un homme d’une attendrissante insignifiance. Il avait l’air d’un parfait clochard, vieux d’une soixantaine d’années, barbe en désordre, édenté, louche, vêtu de loques