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toute son assistance. Sachant, par ses propres débuts amoureux, quels sont les risques et les dangers que court la femme pauvre lorsqu’elle se donne à un homme, Anna se sentait liée davantage au sort de ces malheureuses qu’au bonheur facile qui lui souriait depuis qu’un hasard l’avait faite madame Thüringer.

C’est pourquoi, certains soirs d’affluence, elle préférait au monde de ses salons celui de sa cuisine. M. Max venait la supplier :

Maus ! Pour l’amour de Dieu, tout le monde te réclame ! Elle sortait sur la galerie vitrée, où son mari déambulait, la cherchant, sans rien voir de ce qui se passait à la cuisine, où il n’osait pas mettre le pied. Elle lui embrassait une joue, appuyait un peu sa tête sur la poitrine de M. Thüringer, puis, le poussant du dos comme on pousse un wagonnet, elle le renvoyait :

— Dis à ton monde que je ne suis pas bien.

C’était vers la fin du mois de juillet. Une récolte des plus abondantes avait jeté la ville dans la fièvre de l’homme qui crève de joie. Le port étant l’âme de toutes les affaires locales, s’il travaille, chacun y trouve son compte. Et, cet été-là, le port bourdonnait comme une immense ruche.

Les arrivées de céréales atteignaient de mille à douze cents wagons par jour. Toutes les voies de garage du port étaient complètement obstruées. Quant aux chalands que des remorqueurs essoufflés ramenaient en file ininterrompue, on ne savait plus où les parquer. Chargés au maximum, ils gisaient partout au ras de l’eau, avec leurs ménages, une nombreuse volaille enfermée dans des cages trop étroites, les chiens et les chats courant d’un bout à l’autre du pont, étonnés de se voir descendus au niveau même du fleuve, dans lequel ils se miraient comme des bambins.

Des dizaines de cargos s’écrasaient, entraient les uns dans les autres. Tous les pavillons. Toutes les langues. Le soir, des