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pas. Femmes et enfants devaient attendre l’homme. Et quand celui-ci arrivait, tard dans la nuit, accablant de coups un malheureux cheval exténué de fatigue et à demi mort de faim, la terreur qui s’emparait des pauvres créatures était pire que si le diable en personne se fût montré au milieu de la chambre.

— Vous voyez, — disait Adrien à Anna, qui lui reprochait quelquefois de fréquenter les socialistes, — vous voyez pourquoi tout homme honnête doit être aujourd’hui un révolutionnaire. Il faudrait avoir un cœur de brute, pour rester insensible à la misère de toute une classe sociale, que les gouvernants martyrisent à l’aide du bistrot, de l’église et de la mitrailleuse. Mais le jour viendra où nous ferons rendre à ces chiens le lait même qu’ils ont sucé aux mamelles de leurs nourrices !

Adrien brandissait parfois ces grosses menaces, à l’adresse de la bourgeoisie, puis, aussitôt, il s’embrouillait dans ses raisonnements. Ainsi, que ferait-il d’une femme comme Anna, par exemple ? Était-elle une bourgeoise ? Pourrait-il lui faire subir, en cas de révolution, le sort des étrangleurs du peuple ? Cette idée lui faisait horreur. Jamais il ne souillerait ses mains de tels crimes. Il jugeait Anna meilleure que lui. Il se souvenait de certains moments où la présence de toutes ces femmes aux malheurs sans fin lui était intolérable. Il avait envie de leur crier « Assez ! Révoltez-vous, mettez le feu à la ville, ou bien allez vous jeter dans le Danube ! Mais assez, assez ! »

Il y avait surtout les histoires d’avortements provoqués, qui exaspéraient Adrien. C’était de la pure barbarie. Poussées par leurs époux à choisir entre ne plus faire d’enfants ou quitter le foyer, de pauvres femmes prenaient, au mépris de leur santé, parfois au péril de leur vie, des résolutions incroyables.

On voyait souvent des femmes de vingt-cinq ans abîmées pour la vie, à la suite d’un avortement provoqué par des procédés stupéfiants ; Anna les regardait, comme on regarde au fond d’un abîme. Elle n’en avait jamais assez. Elle ne pensait pas les envoyer au Danube, mais leur prodiguait