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n’est pas complètement épuisée et tant que les enfants ne sont pas encore là, c’est-à-dire une année. Puis les couches se succèdent, une tous les douze mois. La jeune femme se fane. Beauté et coquetterie, ne sont plus qu’un souvenir, avant même qu’un lustre se soit écoulé, tandis que l’homme est toujours gaillard. Alors il se détourne de son épouse, laide et sale, il se cherche des maîtresses ou court les maisons de joie. Il avait de tout temps un peu bu, mais à présent il se met à boire chaque jour. La misère s’installe au foyer, en même temps que la haine, les disputes, les coups. La femme n’est plus qu’une mendiante qui se sauve, au milieu de la nuit, le dernier bébé dans les bras, pour échapper aux violences de son époux ivrogne.

Elles n’avaient plus l’énergie de protester. Elles se résignaient, comme des bêtes. Leurs récits étaient des litanies sans âme. Mais leurs yeux suivaient, envieux, les mouvements de madame Charlotte, qui manœuvrait de gros rôtis fumants et de beaux puddings, pendant qu’Adrien luttait avec de séduisantes mayonnaises. On leur donnait toujours à manger, car Anna avait bon cœur pour les malheureux, et parce que cette cuisine débordait de restes délicieux pour des bouches qui étaient privées de tout.

— Comme vous devez être heureux ! — disaient-elles à Anna. — Chez vous autres Allemands, sûrement, les maris ne doivent pas battre leurs femmes, comme font les nôtres.

C’est justement ce que pensait Anna. Elle considérait avec frayeur cette existence du bas peuple roumain, où l’homme était le bourreau de sa femme, de la mère de celle-ci et parfois de sa propre mère. Les malheureuses ne vivaient que dans l’attente des coups. Surtout aux époques où le travail abondait dans le port, la vie des femmes devenait infernale. Rares étaient les époux qu’on voyait, le soir, rentrer sagement, à la maison, le pain sous le bras. La plupart allaient tout droit au bistrot où ils se gorgeaient de grillades et de boisson, chantaient et dansaient, jusque passé minuit, cependant que leurs compagnes sommeillaient, entretenant le petit feu sous la marmite qui contenait le repas du soir. Souvent, il leur était défendu de manger seules ; ou bien elles n’osaient