Page:Revue de Paris - 1932 - tome 6.djvu/141

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cheveux longs et la raison courte », ne sait-il pas pourquoi, lui aussi, aime la cuisine des Thüringer ? Ce corps de Mitzi, qui se colle parfois au sien, et cette main qui lui frotte le nez, ah, qu’il aimerait les avoir chez lui ! Et peut-être qu’il aurait eu une Mitzi, si son égoïste père, le bey, avait épousé sa mère. Mais il est heureux même ainsi. Il reste sur son tabouret bas, dans un coin de la cuisine, et fait semblant de ne rien voir. Les dames ne se méfient pas de lui. Elles se frisent les cheveux tous les matins, sous ses yeux. Souvent, elles plaisantent, se bousculent l’une l’autre, font de grands mouvements, quand le peignoir s’ouvre et lui montre, comme dans un éclair, des seins et des genoux qui lui brûlent le regard. Hassan ferait bien dix ans de bagne, rien que pour les toucher avec la pupille de ses yeux. Et puisque cela ne sera jamais, jamais possible, il se contente, lui aussi, d’emporter leur image dans le plus pur de son âme. Puis, sur la place du Centre, quand il est assis devant sa boîte, que le commissaire renverse, parfois, d’un coup de pied, l’appelant « sale Turc », il supporte l’offense au lieu de frapper avec son couteau, ainsi qu’il en a toujours envie. Il supporte cette offense et mille autres encore, uniquement parce que, à la cuisine des Thüringer, il y a des images saintes qui remplissent sa vie de lumière.

Mais ce n’étaient pas seulement des hommes qui se rassemblaient dans cette cuisine de la rue du Jardin-Public. Des femmes, épaves de la vie autant que ces fournisseurs, venaient aussi chercher du réconfort, en même temps qu’une aide matérielle. Et elles subissaient également le charme des trois Allemandes, sinon dans le même sens que les hommes, du moins à la manière dont une déshéritée au cœur ouvert se sent fascinée par la supériorité physique d’une amie. Car elles étaient amies d’enfance.

Elles s’étaient connues et aimées, dans ce quartier du Marché-Pauvre, au moment où l’actuelle madame Thüringer et ses sœurs vivaient sans autre ressource que la maigre pension de leur père. Même en ce temps-là, les sœurs Müller suscitaient l’admiration sincère de leurs camarades roumaines. Quoique tout aussi pauvres, elles avaient, sur ces dernières, l’ascendant d’une race orgueilleuse, celui de leur beauté et d’une