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Les fournisseurs dont il est question formaient à l’époque une bizarre race d’hommes, aujourd’hui disparue. Braïla, ville cosmopolite et depuis longtemps port d’une prodigieuse activité, attirait dans ses murs, en même temps que les gros spéculateurs, toute la fine fleur de l’aventure levantine, avide d’enrichissement : Grecs, Arméniens, Macédoniens, Bulgares. Extrêmement impudents, poltrons et, en majorité, point malhonnêtes, ils entendaient faire fortune par leur travail, leur économie et, évidemment, par des coups de chance. Sur ce chemin ardu, l’entr’aide, la patience, l’avarice sordide constituaient leur première force. Pendant de longues années, on les voyait traîner une voiturette à bras, ou croupir au fond d’une boutique crasseuse. Et cependant, tout en ramassant de gros sous, la faim et la vermine restait leur part dans cette vie-là. Puis, un jour, — après une disparition qui devait marquer pour eux le temps que met la chrysalide à devenir papillon, — on entendait dire qu’un tel avait acheté un remorqueur ou un cargo ; un autre construisait une minoterie ; un troisième faisait de la grosse usure. Alors, troquant leur vieux costume national contre un gênant complet moderne, ils commençaient à se bâtir des habitations confortables et à devenir malhonnêtes.

Mais il n’était pas donné à tout le monde d’aboutir au cargo, à la minoterie ou à la banque. La plupart de ces rêveurs cupides vieillissaient à côté de leur voiturette de citrons et d’oranges. On les voyait, surtout, un panier à la main, se glisser par la porte de service dans les demeures de leurs compatriotes au destin heureux, attendre à l’office que le seigneur se levât et daignât jeter un coup d’œil dans le panier où gisait, précieuse, quelque friandise : un lièvre, un bel esturgeon, une volaille de qualité ou une grande primeur : un beau melon, une botte d’asperges, telle salade rare, un gros chou-fleur. Et subissant, avec une candeur angélique, les sautes d’humeur des parvenus qui trouvaient toujours la marchandise trop chère, ils ne gagnaient leur vie qu’à condition de revenir cent fois mendier la somme d’argent qu’on leur devait.

Alors, à force de souffrir, ils se résignaient, s’humanisaient. Leur œil, riche de tristes expériences, pétillait de malice.