Page:Revue de Paris - 1932 - tome 6.djvu/136

Cette page a été validée par deux contributeurs.

étant seuls, elle lui dit, avec une pointe d’ironie dans le ton :

— Tu commences à trouver des charmes à Julie ?

— Je lui en ai toujours trouvé, madame Anna. C’est-à-dire, elle est sympathique et travailleuse. Je l’estime.

— Ce n’est que de l’estime, vraiment ?

L’apparition opportune de Mitzi le dispensa de répondre à cette question, bien embarrassante. « Serait-elle jalouse ? » se demanda Adrien.

C’eût été bien dommage. Peut-on comparer un beau festin à un grand culte ? Ah, cette Anna ! Elle ne savait pas ce qu’elle était pour lui ! Encore à présent qu’il n’ignorait plus la femme, depuis un mois qu’il la contemplait quotidiennement, là, assise devant le fourneau, il la trouvait aussi neuve que le premier jour, riche de mille mouvements gracieux et lui transmettant toujours cette force mystérieuse qui, croyait-il, était capable de lui faire entreprendre toute chose avec succès : écrire, peindre, chanter ou gouverner le monde !

Dans la maison Thüringer, Anna et ses deux sœurs, ainsi que la servante Julie, entretenaient en permanence une atmosphère de sensualité qu’Adrien n’était pas seul à subir. Les trois belles Allemandes, un peu étrangères à l’existence, sévèrement bourgeoise des frères Thüringer, préféraient, autant que possible, fuir la vie des salons, des visites et l’étiquette, pour passer presque tout leur temps à la cuisine, qui était vaste et confortable. Nullement instruites, peu accoutumées aux exhibitions vestimentaires et, grâce à un heureux naturel, encore moins disposées à se jouer à elles-mêmes la comédie de la parvenue, elles éprouvaient une franche répulsion pour tout ce qui les obligeait à sortir de leur douce vie populaire. Elles aimaient parler, rire, manger ou rester assises, sans souffrir la torture de ces « grandes dames », qui, disaient-elles, semblaient avoir « avalé un parapluie ».

Là, à la cuisine, sommairement vêtues, à peine fardées, tout à leur aise, les heures coulaient paisiblement, tandis qu’elles cousaient, entre une mère comiquement hargneuse, les domestiques et un tas de connaissances et de fournisseurs dont l’originalité les amusait plus que toutes les « chinoiseries » de « ces messieurs et dames ».