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ceux qui leur restent aveuglément attachés et ceux qui les veulent briser sans en rien garder ? ou bien les germes de la vérité sont-ils exclusivement jetés dans les âmes populaires, et faut-il que la race qu’on appelle éclairée, périsse avec ses erreurs et ses résistances ? Faut-il encore une fois envoyer les morts enterrer leurs morts ?


18 janvier 1840.

Pauline[1] part après-demain pour Londres. Je ne dirai pas que j’en ai regret. Elle va où l’emportent sa vocation, son dessein, son génie. Mais je ne voudrais pas qu’on me dise que je ne la reverrai plus. C’est la seule femme depuis dix ans que j’aie aimée aussi tendrement. C’est la seule femme depuis Alicia la religieuse que j’aie aimée avec un enthousiasme sans mélange et je crois bien que, dans toute ma vie, elle sera la seule que je puisse et doive chérir et admirer avec raison, avec certitude. Pourtant, c’est une enfant de dix-neuf ans, et je ne crois pas que l’abîme que l’âge met entre nous pourra être comblé un jour. Je ne le crois pas. Elle me paraît douée d’une raison forte qui l’empêchera, même dans l’âge des passions, de comprendre celles des autres. Et puis quoi ? L’art rien que l’art dans sa vie, du moins j’en augure ainsi. — Mais qu’en sait-on pourtant ? C’est un être si complet, si bien organisé, si expansif, si généreux, si tendre et si naïf ! Admirable nature, quel enfant tu fais sortir tout d’un coup du sein de la divine humanité ! Il me semble que j’aime Pauline du même amour sacré que j’ai pour mon fils et pour ma fille, et à cette tendresse indulgente, illimitée, presque aveugle, je joins l’enthousiasme qu’inspire le génie. Répond-elle à une affection aussi grande ? ce serait bien impossible et je n’en souffre nullement. Ma sainte passion pour cette noble créature ne ressemble en rien à l’étrange engouement que la fille de… aurait pris pour moi si j’avais voulu souffrir de telles maladives amours ! Celle-là est une belle intelligence, un beau caractère, mais elle est folle ; ma Pauline est sainte, et moi aussi je suis sainte, quoi qu’on dise ! Et ce qu’on dit, je ne m’en soucie pas. Et de rien d’injuste à mon endroit, je ne me soucie aujourd’hui en aucune façon. Et de tout ce qui est juste, naturel et dans

  1. Pauline Garcia, (madame Viardot).