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LA REVUE DE PARIS

dans le village et aidait aux travaux de la voie, venait à sa rencontre.

— André Rez n’est pas en service aujourd’hui, — dit l’homme, et il cracha sur le rail. Son visage se rida ; sa bouche comme une blessure courbe et rouge remuait de ci de là entre ses oreilles.

Celui-ci saurait-il quelque chose ?

Jamais pareille idée n’était venue à l’esprit de Jella. Et Pierre ? « Je serai meilleure pour lui », pensa-t-elle, afin d’éloigner son inquiétude. Elle se retourna. Soudain, elle oublia tout. En bas, sur la voie, une tache bleue remuait dans l’éclat du soleil. C’était André. Il s’approchait lentement. Il s’arrêta au milieu des deux rails brillants, là où Pierre travaillait. Lorsqu’il continua son chemin, les buissons le cachèrent. Il ne réapparut pas. Jella l’attendit en vain. Et ce n’était pas la première fois que l’attente était vaine !

La nuit tombait lorsqu’ils se rencontrèrent sur le pont du ruisseau. Le jeune homme venait du village, à travers la prairie. On l’entendait siffler de loin. Son visage était en feu ; ses yeux brillaient, Jella lui barra le chemin.

— D’où viens-tu ?

André la regarda fixement.

Il déboutonna sa blouse, comme s’il avait voulu laisser rayonner la chaleur de sa poitrine. Puis il s’adossa à la rampe du pont et continua à siffler.

Jella ne l’avait jamais vu ainsi.

— Tu as bu ?

— J’ai bu, — dit le gars, — mais pas assez, car je sais encore tout ce qui n’est pas bien. — Et il se mit à rire amèrement.

La femme se rappela combien il y avait longtemps qu’elle ne l’avait entendu rire.

L’eau s’assombrissait déjà sous le pont. Sur le pré, une petite fille de paysans chassait des oies vers le village. Près d’une meule, un râteau était fiché en terre. Jella se souvint tout à coup. C’est ici qu’elle avait parlé pour la première fois à André, le jour où le tabac de Pierre était épuisé et que la faucille s’était cassée. Un homme achetait une pierre à faux, et avait heurté de la tête les sonnailles. Quelqu’un était accoudé sur