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LA REVUE DE PARIS

— Es-tu malade ?

— Je le crois…

— Tu ne le sais donc pas ?

— Comment pourrait-on le savoir ?

Jella ne le comprenait pas ; elle aimait monter à la maison de garde, parce que, là-haut, les monts cachaient le village, et parce qu’elle pouvait parler de tout ce qu’elle avait dans l’esprit. Et aussi, parce qu’elle voyait parfois le train qui allait vers la mer de sa Giacinta.

En bas, elle ne parlait à personne ; une fois seulement, elle s’arrêta devant l’auberge, avec Dusan l’Ours. Depuis, les gars l’évitaient comme s’ils avaient eu peur d’elle. Quand elle s’en aperçut, elle s’enhardit, elle ne voyait presque jamais Davorin, et lorsqu’elle pensait à lui, c’était comme à un danger qu’elle aurait pu aimer, qui était passé, dont elle se moquait…

Un jour, il y avait une noce au village. La face de la Zorka de l’aubergiste-maître d’école était plus rouge que jamais, et les bottes de Davorin étaient si étroites qu’il en devenait blême. Jella ne se retourna pas devant l’église, pour regarder le couple.

Davorin se saoula et hurla le nom de Jella ; Zorka pleura sur le seuil, et les femmes la consolèrent. Puis tout rentra dans l’ordre et Jella se détacha de plus en plus du village. Elle était comme un sauvage buisson qui n’appartient à aucun jardin.

Elle n’aimait que Pierre Balog et ses chèvres. Elle les aimait de la même façon. Elle aurait volontiers frotté son visage au visage maigre de Pierre, mais lorsque l’homme se penchait vers elle, elle s’éloignait de lui d’une manière incompréhensible, comme si elle était fâchée.

Ils allaient, sans dire un mot, sur le talus. Jella marchait en avant ; l’homme la suivait. Le vent chassait dans l’herbe, en bruissant, les feuilles mortes. L’automne sifflait dans la sapinière. La fille pensait à l’hiver. Elle s’arrêta soudain et attendit Pierre :

« Après que les grandes neiges seront tombées je ne reviendrai pas de longtemps. »

Elle se pencha, involontairement, si près, que l’autre sentait, à travers l’air frais, sa chaude haleine.