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LA REVUE DE PARIS

— Où finissent les montagnes ?

L’homme fit en l’air un grand geste incertain :

— Là-bas ? — demanda la fille d’une voix étranglée.

— Là-bas aussi…

La main de Jella, comme si on y avait mis une pierre, retomba, et frappa lourdement sa hanche. L’homme se mettait déjà en marche, lorsqu’elle lui dit :

— Comment appelle-t-on cet endroit, là-bas ?…

— La puszta.

Puszta, — murmura lentement la fille, — Puszta

Et dans ce mot hostile, étranger, elle enveloppa inconsciemment tout ce qu’elle haïssait : le village, les hommes, l’abandon, la fin des montagnes.

« Puszta !… Puszta !… »

Jella s’assit dans l’herbe. Dusan l’ours devint de plus en plus petit sur la pente. D’abord, disparurent ses bottes, puis la chemise rayée. Déjà sa tête seule émergeait parmi les pierres, comme une boule qui descend toute seule en roulant. Soudain elle disparut.

Jella voulut crier. Cet homme avait emporté son ignorance avec laquelle il faisait bon vivre. Il n’y avait donc pas au monde que les montagnes et la mer ? Cette nouvelle pensée l’effraya, comme si on lui avait dit que quelque part, loin, très loin, Dieu, finissait aussi. Elle avait peur, bien qu’elle sentît les montagnes plus près d’elle, comme sa mère avait peur dans l’église, lorsqu’on la maltraitait. Ses sensations se mélangeaient confusément. Elle allongea sa main sur la terre, en poussant un petit sanglot apeuré.

Les forêts l’entouraient de leur masse obscure. Elle était seule. Sous le ciel ensoleillé, le silence pur, intact des sommets parvenait jusqu’à elle, le silence vivant, tout-puissant, dont elle ignorait qu’il était si bon parce qu’il arrêtait les pensées douloureuses. Une puissance invisible la dominait. Elle ne se révoltait pas contre cette idée que les montagnes finissaient dans les lointains inconnus ; mais les montagnes lui devenaient plus chères. Elle leva les yeux vers elles, à travers ses larmes. On aurait dit que, tout à coup, elles s’étaient bri-